Je me réveille à l’arrêt, en gare de Belgrade. Notre chef de wagon nous propose du café et je sors sur le quai pour prendre le frais. Je fais connaissance avec ma voisine, une polonaise. (De la catégorie des plus de soixante ans). Elle aussi, comme à peu près l’ensemble du wagon, se rend au Forum Social Européen d’Istanbul. Elle me demande comment nous serons loger, je lui réponds que je n’en sais rien et qu’on m’a conseillé de me débrouiller tout seul. Nous échangeons ensuite quelques mots sur les camps anti OTAN de Strasbourg, Lisbonne, on parle de la répression policière et des CRS qui jettent des cailloux sur les manifestants. C’est une drôle de chose d’être ainsi des professionnels de la contestation, et de parcourir l’Europe de cette manière. J’ai un sentiment partagé, face au militantisme de ces gens. Pour ma part, le FSE est le premier « sommet » auquel je participe, et je sais que j’y vais bien davantage pour Istanbul que pour le social. Ça n’est pas que ça ne serve à rien, et je pense même que c’est nécessaire, mais parfois il y a une certaine part de naïveté dans la sincérité de ceux qui dénoncent l’OTAN, les nantis, le nouvel ordre mondial… Nous sommes avant tout, nous qui voyageons, nous qui pouvons nous regrouper, des nantis, des privilégiés, et notre but est bien notre propre satisfaction, un mélange de tourisme un peu – très peu – aventureux et de bonnes actions. Pourtant, il y a une nécessité dans tout cela, un fond juste certainement. Il n’est pas nécessaire d’être concerné directement pour agir, et la mise en commun des différentes « luttes » (même si ce mot sonne beaucoup trop gauchiste pour moi) est toujours une bonne chose. Mais surtout voir, voir, constater et s’informer, savoir. Je suis toujours sidéré – ça vient de Jeudi Noir – de constater comme les gens peuvent ignorer la réalité. Cette ignorance marche dans les deux sens, bien sur, et j’espère toujours me rappeler être un privilégié.
Bon. Je ne sais pas ce que valent ces interrogations philosophico-politique. Ayant du temps disponible avant le départ du train, je me suis mis en quête de nourriture, pensant non sans raison que même le buffet de la gare de Belgrade serait moins cher que mon charmant chef de wagon. Le seul inconvénient, évidemment, quand on quitte la zone Euro, c’est qu’il faut changer de l’argent. Et j’imagine que les boutiques autour de la gare ont reçu pour consigne de ne pas accepter les euros. Ayant donc échanger dix euros contre mille vingt dinars, je me suis dirigé vers une boutique où j’ai pu acheter de quoi me sustenter, petit-déjeuner et déjeuner. Je n’ai pas su trouver de quoi dépenser mes sept-cents dinars restants, peut-être les utiliserai-je au retour.
Vue du train, la Serbie a des allures très tiers-monde. Je sais bien qu’il faut se méfier, ce ne sont jamais les riches qui s’installent près des voies ferrées, et les RER de Paris sont suffisamment souvent bloqués par des incendies de bidonvilles, mais tout de même. Ces usines abandonnés, ces décharges sauvages un peu partout… Ce qui est frappant, c’est la régression, la déchéance et les traces qu’elle peut laisser. Ce ne sont pas quelques bâtiments abandonnés, c’est partout des ruines. A la campagne, ils font les foins, et les meules s’alignent autour de leur mat central. J’ai été surpris qu’ils les fassent si tôt, mais à vrai dire je n’ai aucune idée de quand ça se fait.
Notre wagon continue ses changements de trains au cours des arrêts. Apparemment, j’ai raté le changement de destination le plus facile. Entre Belgrade et Nis, les wagons en avant du nôtre allaient directement à Istanbul. J’aurai pu changer de compartiment et acheter mon billet. Au lieu de ça, il faut que je descende à Sofia pour aller au guichet, ce qui pourra s’avérer problématique vu notre heure de retard. Nous circulons sur une voie unique, ce qui nous force à faire de nombreux arrêts – en plus des stations – pour laisser passer les trains allant dans l’autre sens. Nous attendons parfois jusqu’à dix minutes qu’un train de marchandise veuille bien nous libérer la voie. Pendant la journée, l’électricité du wagon est coupée, et il n’y a donc aucune lumière quand on passe un tunnel. Se retrouver brutalement dans le noir absolu n’est déjà pas très sympathique lorsqu’on lit ou qu’on écrit, mais c’est encore pire lorsqu’on escalade une couchette un café à la main.
Entre Nis et la frontière bulgare, on suit une gorge et les tunnels sont nombreux. La végétation est particulièrement luxuriante, presque tropicale dans son foisonnement. Sur la voie unique, qui plus est non électrifiée, on a vraiment l’impression d’être dans un autre type de tunnel.