Archives mensuelles : juin 2010

30 juin, 7h30, Železnička stanica Beograd

Je me réveille à l’arrêt, en gare de Belgrade. Notre chef de wagon nous propose du café et je sors sur le quai pour prendre le frais. Je fais connaissance avec ma voisine, une polonaise. (De la catégorie des plus de soixante ans). Elle aussi, comme à peu près l’ensemble du wagon, se rend au Forum Social Européen d’Istanbul. Elle me demande comment nous serons loger, je lui réponds que je n’en sais rien et qu’on m’a conseillé de me débrouiller tout seul. Nous échangeons ensuite quelques mots sur les camps anti OTAN de Strasbourg, Lisbonne, on parle de la répression policière et des CRS qui jettent des cailloux sur les manifestants. C’est une drôle de chose d’être ainsi des professionnels de la contestation, et de parcourir l’Europe de cette manière. J’ai un sentiment partagé, face au militantisme de ces gens. Pour ma part, le FSE est le premier « sommet » auquel je participe, et je sais que j’y vais bien davantage pour Istanbul que pour le social. Ça n’est pas que ça ne serve à rien, et je pense même que c’est nécessaire, mais parfois il y a une certaine part de naïveté dans la sincérité de ceux qui dénoncent l’OTAN, les nantis, le nouvel ordre mondial… Nous sommes avant tout, nous qui voyageons, nous qui pouvons nous regrouper, des nantis, des privilégiés, et notre but est bien notre propre satisfaction, un mélange de tourisme un peu – très peu – aventureux et de bonnes actions. Pourtant, il y a une nécessité dans tout cela, un fond juste certainement. Il n’est pas nécessaire d’être concerné directement pour agir, et la mise en commun des différentes « luttes » (même si ce mot sonne beaucoup trop gauchiste pour moi) est toujours une bonne chose. Mais surtout voir, voir, constater et s’informer, savoir. Je suis toujours sidéré – ça vient de Jeudi Noir – de constater comme les gens peuvent ignorer la réalité. Cette ignorance marche dans les deux sens, bien sur, et j’espère toujours me rappeler être un privilégié.

Bon. Je ne sais pas ce que valent ces interrogations philosophico-politique. Ayant du temps disponible avant le départ du train, je me suis mis en quête de nourriture, pensant non sans raison que même le buffet de la gare de Belgrade serait moins cher que mon charmant chef de wagon. Le seul inconvénient, évidemment, quand on quitte la zone Euro, c’est qu’il faut changer de l’argent. Et j’imagine que les boutiques autour de la gare ont reçu pour consigne de ne pas accepter les euros. Ayant donc échanger dix euros contre mille vingt dinars, je me suis dirigé vers une boutique où j’ai pu acheter de quoi me sustenter, petit-déjeuner et déjeuner. Je n’ai pas su trouver de quoi dépenser mes sept-cents dinars restants, peut-être les utiliserai-je au retour.

Vue du train, la Serbie a des allures très tiers-monde. Je sais bien qu’il faut se méfier, ce ne sont jamais les riches qui s’installent près des voies ferrées, et les RER de Paris sont suffisamment souvent bloqués par des incendies de bidonvilles, mais tout de même. Ces usines abandonnés, ces décharges sauvages un peu partout… Ce qui est frappant, c’est la régression, la déchéance et les traces qu’elle peut laisser. Ce ne sont pas quelques bâtiments abandonnés, c’est partout des ruines. A la campagne, ils font les foins, et les meules s’alignent autour de leur mat central. J’ai été surpris qu’ils les fassent si tôt, mais à vrai dire je n’ai aucune idée de quand ça se fait.

Notre wagon continue ses changements de trains au cours des arrêts. Apparemment, j’ai raté le changement de destination le plus facile. Entre Belgrade et Nis, les wagons en avant du nôtre allaient directement à Istanbul. J’aurai pu changer de compartiment et acheter mon billet. Au lieu de ça, il faut que je descende à Sofia pour aller au guichet, ce qui pourra s’avérer problématique vu notre heure de retard. Nous circulons sur une voie unique, ce qui nous force à faire de nombreux arrêts – en plus des stations – pour laisser passer les trains allant dans l’autre sens. Nous attendons parfois jusqu’à dix minutes qu’un train de marchandise veuille bien nous libérer la voie. Pendant la journée, l’électricité du wagon est coupée, et il n’y a donc aucune lumière quand on passe un tunnel. Se retrouver brutalement dans le noir absolu n’est déjà pas très sympathique lorsqu’on lit ou qu’on écrit, mais c’est encore pire lorsqu’on escalade une couchette un café à la main.

Entre Nis et la frontière bulgare, on suit une gorge et les tunnels sont nombreux. La végétation est particulièrement luxuriante, presque tropicale dans son foisonnement. Sur la voie unique, qui plus est non électrifiée, on a vraiment l’impression d’être dans un autre type de tunnel.

29 juin, 18h50, Wien Westbahnhof

Bon. J’ai été un tantinet négatif dans la présentation des touristes, et du coup dans la mienne. Je m’en aperçois en me relisant. Comme disait mon enseignant de projet en architecture : « Christophe, il a toujours une tendance à l’autodestruction. » J’expliquais que bien sur, il y avait de l’idée dans mon projet, mais que quand même, je n’avais pas assez travaillé, et que là, et là aussi, ça n’allait pas, qu’il fallait faire mieux. Si j’ai été négatif, j’ai été faux également. Mes destinations, Vienne, Istanbul, Berlin… sont loin d’être des terres vierges où aucun Français n’aurait mis les pieds. Pire que tout, j’ai annoncé que je quittais l’Europe ! Moi qui milite pour l’intégration de la Turquie dans l’Union Européenne, j’envoie même Istanbul en Asie. La raison de cette erreur, c’est que c’est la première fois depuis quatre ans, donc, que je quitte un monde que je connais, presque familial. Mes envolées précédentes hors du territoire national ont été les Baléares, chez une cousine de mon père, et la Suisse chez le parrain de ma sœur. Rien qui ne sorte de mon ordinaire, rien qui ne soit très exotique, ce que la Turquie ou les Balkans peuvent être (du moins pour moi) bien qu’ils soient en Europe. Il suffit de se souvenir de François 1er.

Je quitte Vienne ce soir, mon séjour y a été court. Pas vraiment le temps de faire du tourisme. J’ai d’ailleurs commencé par visiter l’usine de chauffage urbain et les HLM de Karl Marx Hof, histoire de me distinguer un peu plus. Guidé par Manon, une amie rencontrée dans un squat parisien, je suis allé me baigner nu dans un ancien bras du Danube. Chose curieuse, d’ailleurs, en tout cas tout à fait nouvelle pour moi, que de se mettre nu avec une femme sans qu’il y ait d’aspect sexuel. Quand je pense qu’il y a à peine deux mois, je n’avais jamais vraiment vu de femme nue. Chorale renaissance le soir à Sankt Ruprecht, plus vieille église de Vienne. – j’y ai laissé mes poumons, à la suivre en vélo – La glace qui a suivi nous a permis de débattre sur la meilleure glace du monde, entre Berthillon, et (?). Mon chocolat praline n’était pas mauvais, loin de là, mais pas spécifiquement extraordinaire.

Les gens qui m’accueillent, surtout Lucia, font preuve d’une grande désinvolture. Ils n’ont pas réfléchis cinq minutes quand Manon leurs a demandé si je pouvais dormir chez eux. A part Lucia, qui nous a accueilli aussi chez son employeur, je ne les ai pour ainsi dire pas vu. Arrivé le soir, reparti le matin. Livré à moi-même, je joue au touriste architecte dans Vienne. Avant toute chose d’ailleurs, je passe au musée Sigmund Freud, pour ramener à mon patron le porte-clef avec l’adresse du cabinet de Freud. Commande de sa part. Je file admirer gazomètres de Coop Himmelb(l)au, Hundertwasser, et c’est déjà l’heure de rentrer pour prendre le train suivant. Hofburg, Schönbrunn, Albertina, je vous ignore encore !

C’est parti pour vingt-trois heures de train. Jusqu’à Sofia seulement, je n’ai pas pu avoir de réservation pour les treize heures restantes jusqu’à Istanbul. J’espère que je pourrai prendre un billet en arrivant à 18h, je me vois mal passer la nuit à Sofia dans la gare. Avant même de quitter la gare, j’ai changé de pays. C’est fou comme l’alphabet cyrillique peut vous donner un air soviétique. C’est vrai qu’il est bien aidé par l’aspect du wagon, délicieusement année 70. Nous avons, non pas un chef de train, mais un chef de wagon, qui m’accueille sur le bord du quai. Avec sa chemise bleue délavée et son appareillage dentaire, le contraste est saisissant avec l’équipe autrichienne dont l’uniforme est impeccablement repassé. A Vienne, je n’ai pas eu d’autres choix que de réserver dans un compartiment de deux couchettes, plus cher que ceux de quatre, ayant prit la dernière place du train. Finalement, il y a trois couchettes comme dans tous les compartiments, qui sont à moitié vides. Le train se remplira à Budapest, mais je resterai seul jusqu’à Sofia. Naïvement, je m’étais dit que pour vingt-trois heures de train, un wagon restaurant nous accompagnerait. Je n’avais donc pas fait de courses avant. J’ai compris, à la tête de notre chef de wagon à qui je posais la question, que ça allait être problématique. Il m’a heureusement servi, sur sa ration je pense, deux sandwichs : quatre tranches de pain de mie, deux de saucissons, deux de fromages et une bière tiède. Le tout pour dix euros. Il faudra que je fasse attention de ne pas trop me faire avoir, mais je n’avais pas vraiment le choix. Nous faisons des arrêts innombrables, ce train est un véritable omnibus. Je comprends mieux la durée du voyage, c’est finalement rassurant qu’elle ne soit pas due à l’état du matériel. Rien qu’à Györ, nous avons marqué trois arrêts. Il est vrai que ceux-ci sont extrêmement courts : je n’ai pas pu compter quinze secondes avant que noud repartions. Il monte et descend à chaque fois quelques personnes, surtout dans les wagons places assises. A Budapest, j’aperçois brièvement la citadelle de Buda, avant d’arriver à la gare. En fait, il n’y a pas de changement jusqu’à Sofia, parce que c’est le wagon qui change pour nous. Nous manœuvrons donc, changement de quai, abandonnant la tête de train pour récupérer une nouvelle queue… Les compartiments autour de moi se peuplent effectivement, Anglais, Allemands, Polonais. De moins de trente ans ou de plus de soixante. Une seule famille, de Turcs je crois, avec d’importants bagages. Vers deux heures du matin, nous sommes réveillés au passage de la douane serbe. Me voilà tout content avec un nouveau tampon sur mon passeport, je me demandais si ça allait arriver.

27 juin, 20h, Paris gare de l’Est

Me voilà parti, ou plus exactement dans un train encore arrêté, à défaut d’être parti. J’ai ce léger sentiment d’angoisse, comme à chaque départ un peu inhabituel. Je me demande comment va se dérouler le voyage, si je n’ai rien oublié d’important. De fait, j’ai déjà oublié une chose importante, pas tant pour le départ que pour le retour. Ce sac poubelle que j’avais amoureusement (!) préparé va donc m’attendre trois semaines, ouvert dans la chaleur de l’été. D’ici à ce que mes voisins préviennent la police en pensant trouver un cadavre…

Notre compartiment sera complet pour onze heures de voyage jusqu’à Munich. Par souci d’économie, par esprit d’aventure aussi, je n’ai pas voulu d’une couchette en prenant le billet, et j’ai maintenant peur que mon siège ne soit pas des plus confortables pour dormir. Je m’attendais à un train moderne en arrivant à la gare, et au milieu des TGV et ICE, se trouvait un vieux train de nuit ressemblant aux Corail qui me ramènent à Caen en weekend. La différence, c’est qu’il y a un gigantesque espace en queue de chaque wagon pour stocker les vélos. On est bien dans un wagon de la Deutsche Bahn.

Je sue à grosses gouttes – ce qui n’est pas très pratique pour écrire – malgré la fenêtre abaissée au maximum. C’est une joie d’ailleurs qu’elle puisse s’ouvrir, même s’il est vrai qu’elle ne nous apporte pas beaucoup d’air : nous sommes encore à petite vitesse dans les triages de la région parisienne. Et puis cette sueur, c’est aussi un peu mon angoisse. Je pars seul, l’amie qui devait m’accompagner m’ayant lâchement abandonnée pour courir le guilledou. Depuis mon voyage au Liban il y a sept ans, je n’étais plus parti dans un long voyage aussi peu préparé. Et encore, au Liban j’étais accompagné, accueilli dans une association, tandis qu’ici je ne sais même pas où je dormirai dans trois jours. Cela fait près d’un an que je n’avais pas quitté la France et, au risque de paraître un bourgeois prétentieux la bouche remplie de ses récits de voyages, encore plus longtemps que je n’avais pas quitté l’Europe. Plus de quatre ans ! Une telle pause ne m’était pas arrivé depuis… En fait, mon premier voyage aux Etats-Unis, quand j’avais dix ans.

Nous longeons ce qui doit être le canal de l’Ourcq.

Je ne suis pas un baroudeur, pas un nomade, pas un migrant. Les voyages pour moi ne sont qu’agrément, jamais travail ni nécessité. Car il faut bien reconnaître que je fais parti – avec mes parents d’abord, puis seul – de ces touristes qui voyagent beaucoup pour découvrir de nouveaux horizons, de nouvelles émotions. De ceux qui dénigrent le tourisme de masse, le Club Med et les transats, et ses effets sur l’environnement. Les plages surpeuplées, les hôtels en béton, très peu pour nous. Parlez-nous d’une petite crique sauvage… En fait, ce qu’on cherche, c’est ce sentiment d’être premier quelque part, d’être privilégié. Sous prétexte de découvrir de nouvelles cultures, c’est une course à l’égoïsme. Et c’est pire que tout, bien sur, car ces paysages sauvages ne le sont que jusqu’à notre arrivée. Nous sommes les précurseurs, l’avant-garde pas du tout éclairée de ces masses que nous critiquons. Il fut un temps peut-être où l’on avait un vrai sentiment de liberté et de nature en arrivant à Palma de Majorque. Je me figure ces touristes (moi inclus), un peu comme des sauterelles forcées d’aller toujours plus loin après avoir dévasté un champ. Après, quand on a bien profité, bien détruit, on peut laisser la place aux autres, ceux qui se contentent des miettes, les moins téméraires, les plus pauvres…

Alors que des paysages superbes, des endroits déserts, qui ne demandent qu’à accueillir un peu plus de touristes, oh, à peine, existent aussi en France. Mais il y a le snobisme. Pour épater vos amis, une destination exotique vaudra certes mieux que le Larzac ou l’Ariège, par exemple. Pourtant, de Paris, c’est aussi loin que, disons, Beyrouth…