Vendredi. L’entrée dans les lieux.
Je viens enfin de rendre le mémoire que je traine depuis quelques mois. Comme toujours, je m’y suis pris au dernier moment, et je n’ai pas beaucoup dormi les nuits passés. La soutenance est dans deux semaines, et je voulais en profiter pour prendre une bonne nuit de repos. C’est raté. Je dormais déjà, mais le texto de Julien m’a réveillé. Il est assez intriguant, car il ne donne évidemment aucune information précise, mais ce n’est pas le genre de Julien de nous demander de venir pour un simple bâtiment vide. Le rendez-vous est fixé dans un bar. Je prends juste un duvet, une brosse à dent, un rouleau de papier toilette, et j’y vais. Par chance, il y a encore des métros.
Nous sommes une petite dizaine, à nous retrouver. D’expérience, nous coupons nos téléphones portables. Seules deux personnes, moins connues de la police, feront le lien entre le groupe extérieur, et le groupe intérieur. Le bâtiment, Julien nous en parle : c’est un immeuble de bureau, vide et à louer depuis près de deux ans. On le connaît, mais sans plus : des immeubles comme celui-ci, on en a plusieurs dizaines en stocks, généralement gardés par quelques vigiles. Là, les fenêtres seraient ouvertes, non seulement dans les étages, mais surtout au rez-de-chaussée ! On a du mal à y croire, mais les exemples des portes ouvertes de la Marquise et de l’avenue Matignon nous montre que tout est possible.
En passant devant le bâtiment, on se rend à l’évidence : au rez-de-chaussée, brillamment éclairé, deux des fenêtres sont belles et biens grandes ouvertes. Malheureusement, il y a une boite de nuit juste en face, et le videur fait son travail. Il ne s’intéresse probablement pas à notre immeuble, mais on ne peut quand même pas entrer par la fenêtre devant lui. Il faut attendre. On se poste à proximité, pour surveiller du coin de l’œil ce qui se passe dans la rue. Deux bouteilles de bières achetées quelque part nous donnent l’air de jeunes qui font la fête en ce vendredi soir. Les fenêtres étant largement visible depuis la rue, on finit par se poster directement sur les marches de l’entrée, de peur que d’autres aient aussi l’idée d’entrer, ne serait-ce que pour voir. Le temps paraît long, et même si nous continuons à faire semblant de boire, nos bouteilles sont vides depuis longtemps lorsque ferme la boite de nuit.
Nous sommes quatre à pouvoir passer notre week-end entier sur place. Quelques militants, qui commencent à avoir charge d’âme, sont bien obligés de rentrer chez eux s’occuper de leurs enfants. La rue déserte, c’est un jeu pour nous d’enjamber la fenêtre. On se réfugie rapidement derrière une porte pour ne plus être visible de l’extérieur, pendant que Margaux reste avec le petit groupe pour surveiller les environs et nous prévenir en cas d’arrivée de police ou de vigile.
De notre coté, on fait un premier tour rapide du bâtiment : il n’y a pas de mobilier, pas d’affaires d’aucune sorte. C’est capital, car leurs présences auraient pu être un signe que l’immeuble est occupé et qu’il constitue un domicile. Dans ce cas, nous aurions été obligés de partir : si le squat n’est interdit par aucune loi, la violation de domicile, elle, est punie d’un an de prison. Et puis, on ne s’invite pas chez les gens de la sorte. Le bâtiment est sain également, il n’y a pas de travaux, pas de traces d’humidité, le réseau électrique n’est pas vétuste… Parfait pour s’installer sans risquer un arrêté de péril, ou pire : un peu plus tard dans le week-end, trois personnes, mourront à Saint-Denis, victimes d’un marchand de sommeil ayant laissé l’immeuble se dégrader.
En fait, ce n’est pas seulement que l’immeuble est en bon état, il est chauffé ! La centrale de traitement de l’air ronfle à fond, il fait 27° au rez-de-chaussée malgré les fenêtres ouvertes. Nous qui avons l’habitude de souffrir du froid, on se retrouve à avoir trop chaud. Margaux nous passe malgré tout nos duvets et quelques affaires pour la nuit et la journée de samedi. Par discrétion, on ne fera un autre mouvement que dans vingt-quatre heures.
La nuit sur place n’est pas très agréable. Nous avons déclenché quelques détecteurs de mouvements visibles dans les escaliers en visitant le bâtiment. Si rien n’a sonné, si personne n’est venu, on n’est jamais à l’abri d’une surprise. D’autant que, pour ne pas modifier l’aspect de la façade, nous avons décidé de ne pas fermer les fenêtres. Nous sommes encore dans une phase où, si quelqu’un arrive, on n’aura pas d’autre choix que de partir sans discuter. L’équipe extérieure a fini par partir se coucher, et on se sent un peu seul. Si la moquette est épaisse, elle n’est pas des plus confortables, et nous nous réveillons chacun au moindre bruit.
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