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Quand le parti communiste expulse

120, rue la Fayette en 1936L’édition du jour du Parisien nous apprend que le Parti communiste a demandé (et obtenu !) l’expulsion de squatteurs d’un immeuble au 149, rue du château dans le 14ème arrondissement.

Au-delà du changement de posture entre le parti qui prône la mise en commun des richesses dans le préambule de ses statuts et le parti propriétaire qui a visiblement beaucoup de mal à mettre en application ses principes, cette expulsion, sans décisions de justice et en plein hiver, pose de nombreuses questions juridiques.

En effet, les forces de l’ordre seraient intervenues en « flagrance », suite à une plainte du Parti Communiste, et les squatteurs doivent être poursuivis prochainement pour « dégradations de biens prives en réunion. »

On espère pour lui que le Parti dispose de quelques preuves de ce qu’il avance, car les témoignages disponibles font plutôt état de personnes installées dans les lieux depuis plusieurs jours, donc bien au-delà du délai de flagrance. Les photos des affaires embarquées dans un camion montrent d’ailleurs bien la réalité du domicile des occupants. On attendra également quelques preuves de dégradations lourdes susceptibles d’être considérées comme un délit. J’avoue que j’ai des doutes.

Les explications du secrétaire de la fédération de Paris ressemblent à toutes celles des propriétaires pris la main dans la vacance : qu’on se le dise, pour le propriétaire, un squat est toujours dangereux, quand bien même il viendrait d’être inaugurer ! Au vu du nombre de sociétés immobilières détenues par le parti communiste, (ma préférée étant la SCI Leninvest…) ils doivent savoir également que le péril fait l’objet de dispositions légales permettant une évacuation immédiate quelque soit la période de l’année. Les architectes de sécurité de la préfecture de Police de Paris, seuls habilités à déterminer le péril, ont des astreintes régulières pour être en capacité de faire des constats à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit en cas d’urgence. La procédure est purement administrative, le statut et la durée de l’occupation importent peu. Encore faut-il qu’il y ait péril !

Si les communistes ont choisi la voie pénale, c’est bien parce qu’ils savaient ne pas pouvoir obtenir une expulsion pour péril.

Dénoncer un squat politique mené par des militants anarchistes est bien beau, mais même dans le cas où ce serait vrai (et on peut avoir quelques doutes en l’espèce, vu l’absence de revendication et la tentative de négociation préalable) ça n’autorise pas pour autant à expulser. Il convient de rappeler que la politique n’est pas exorbitante du droit commun.

Pourtant, Hélène BIDARD, Présidente-Directrice-Générale de la Société Immobillière propriétaire de l’immeuble, donc celle qui porte la plainte a de fort beaux mots au Conseil de Paris pour parler de la crise du logement, qu’elle connaît bien en tant que présidente d’un bailleur social (SEMIDEP) :

Par un vœu, notre groupe demande que la Ville mette à disposition tous les bâtiments vacants en sa possession, susceptibles d’être mis à disposition de l’hébergement d’urgence. Si nous parlons d’urgence, c’est que la situation ne peut pas attendre. Lorsque la vie de femmes et d’hommes est en jeu, il est de notre devoir d’agir avec conséquence, et de le faire vite.

Les enjeux du logement sont cruciaux, ils répondent à un besoin absolument prioritaire pour les Parisiennes et les Parisiens. A nous d’investir pour se montrer à la hauteur de leurs attentes, et faire de Paris une ville pour tous.

Visiblement, le Parti Communiste a plusieurs manière de comprendre le verbe « investir ».

La trêve hivernale doit s’appliquer à Notre-Dame des Landes

La trêve hivernale est une vieille chose du droit au logement. Elle trouve son origine dans l’article 3 de la loi du 3 décembre 1956, signé entre autres par le président René Coty, et le garde des sceaux, un certain François Mitterrand. A l’époque, elle s’applique à tous, quelque soit le statut légal de l’occupation. En fait, l’article premier de cette loi, qui permet aux juges d’accorder des délais renouvelables excédant une année précise même cette possibilité est ouverte sans les occupants aient à justifier d’un titre à l’origine de l’occupation. La seule exception prévue par la loi, c’est lorsque les locaux occupés sont concernés par un arrêté de péril : si l’immeuble est dangereux, les forces de l’ordre peuvent procéder à l’expulsion.

Pendant trente-quatre ans, la formulation de la loi ne bouge pas. Elle se trouve simplement intégrée dans le nouveau Code de la construction et de l’habitation en 1978. Au début des années 90, deux lois viennent coup sur coup modifier la trêve hivernale : en mai 1990, la trêve est étendue au 1er novembre en place du 1er décembre initial, puis en juillet 1991, apparaît la petite phrase intéressante : « Les dispositions du présent article ne sont toutefois pas applicables lorsque les personnes dont l’expulsion a été ordonnée sont entrées dans les locaux par voie de fait. » Une toute dernière codification en juin a fait passer cette disposition dans le code des procédures civiles d’exécution.

La question de l’entrée dans les lieux par voie de fait se retrouve très régulièrement devant les tribunaux dans le cas des squatteurs, car en plus de la trêve hivernale, elle conditionne souvent, selon l’appréciation des juges, l’octroi des deux mois de délais prévus à l’article L412-1 du Code des Procédures Civiles d’Exécutions.

La jurisprudence exprime clairement que la voie de fait ne se présume pas, et que la seule occupation sans droit ni titre n’en constitue pas une. (CA Paris 08/02967, TI Paris 8 12-07-000112, TGI Paris 07/50407, TI Villeurbanne 12-05-000063…) La voie de fait est par contre établie dès lors qu’il y a dégradation, ou même simplement effraction ou escalade. En fait, il est de la responsabilité d’un propriétaire de clore son terrain ou son bien, et l’on ne peut priver des protections légales un occupant lorsque celui-ci s’est contenté de pousser la porte.

Ça, c’est le cadre général, qui concerne tous les squats. Mais Notre-Dame des Landes n’est pas une occupation comme les autres :

Les immeubles dont il est question ont été bâtis lors de la manifestation du 17 novembre. Ils sont occupés depuis lors, et constituent par conséquent un domicile au sens pénal. Or, les indemnités d’expropriation n’ont été versées à l’agriculteur que le 23 novembre, soit six jours plus tard. La société Aéroports du Grand-Ouest n’est donc absolument pas fondée à se plaindre d’une voie de fait qui aurait eu lieu (si elle a eu lieu) avant qu’elle ne devienne propriétaire du terrain.

L’ordonnance sur requête du 11 décembre fait état d’une installation « au mépris de l’apposition de scellés. » S’il est incontestable que le bris de scellés constitue une voie de fait, (c’est même une infraction pénale), les scellés n’ont été posés que lors de l’opération de police du 23 novembre, bien après l’entrée dans les lieux, ce qui rend impossible l’imputation de ce fait pour obtenir une suppression de la trêve hivernale. Il faudrait par ailleurs savoir si les scellés empêchaient réellement l’accès aux habitations, l’article L480-2 du Code de l’Urbanisme n’évoquant que les matériaux approvisionnés ou le matériel de chantier.

Ajoutons qu’il existe de sérieux doute sur la légalité de l’opération ayant conduit à l’apposition des scellés : un doute sur la propriété réelle du terrain à l’heure de l’intervention, mais surtout une potentielle violation de domicile de la part des forces de l’ordre. (Art. 432-8 du code pénal.)

Si l’article L412-1 du Code des Procédures Civiles d’Exécutions laisse libre appréciation au juge de supprimer ou de réduire les deux mois de délais légaux, l’article L412-6, qui concerne la trêve hivernale, s’impose à tous, y compris lorsque le local ne constitue pas l’habitation principal des occupants, ou qu’il est à usage professionnel. En droit, on voit donc mal comment une expulsion pourrait avoir lieu à Notre-Dame des Landes avant le 15 mars prochain.

Mais il semble que le droit soit entré là-bas dans une zone de turbulence importante.

Troisième nullité dans l’ordonnance sur requête ?

Bien, je l’ai déjà dit, je ne suis pas juriste, et je peux laisser échapper des choses qui paraitraient flagrantes à d’autres. Mais, en me penchant à nouveau sur l’ordonnance sur requête du 11 décembre 2012, je pense avoir décelé un nouveau petit problème.

Une ordonnance sur requête, comme son nom l’indique, ça fait suite à une requête. Et, en effet, la deuxième phrase de la décision, après le nom du juge qui la rend, c’est le visa de la requête :

Vu la requête de Monsieur le préfet de Loire-Atlantique parvenue au greffe (le) 11 décembre 2012,

Rien ne vous choque ? Descendons un peu plus bas :

Qu’il convient de relever que depuis l’ordonnance d’expropriation de la parcelle considérée, les indemnités ont été versées aux propriétaires expropriés (nom des personnes); qu’il s’ensuit que la société AGO, concessionnaire de l’État est pleine propriétaire des lieux;

Une rapide vérification montre que la société Aéroports du Grand Ouest est une société par action simplifiée, filiale de Vinci, et bénéficiaire d’une concession de service public, et que son président est M. Nicolas NOTEBAERT. Cette société possède donc une personnalité juridique propre.

Il existe un vieil adage de droit français « Nul ne plaide par procureur ». L’État, dont le préfet est le représentant, n’est pas propriétaire de la parcelle, et n’a donc aucun droit à agir en place de la société AGO.

Mais il est vrai qu’il y a parfois quelques porosités entre l’État et Vinci…

Notre-Dame des Landes, double nullité de l’ordonnance

Après avoir ordonné mardi la destruction des cabanes construites à Notre-Dame des Landes, le tribunal de grande Instance de Nantes s’est probablement rendu compte que la loi n’autorise pas de faire effondrer les murs sur les occupants des lieux. La préfecture devait être très désappointée, mais qu’à cela ne tienne, le bon président du tribunal a trouvé la solution : il suffit de prendre dans son bureau, et surtout sans prévenir les avocats présents pour la première affaire, une ordonnance sur requête pour pouvoir expulser, en plein hiver, les habitants de leur domicile.

Une ordonnance sur requête, quèsaco ?

Les articles 493 et suivant du code de procédure civile nous dit qu’elle est « une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse. »

Elle n’est pas contradictoire, le juge ne statuant qu’au vu des pièces du requérant, ici la préfecture. Elle est donc réservée à un certain nombre de cas précis, par exemple pour éviter la destruction de preuve. C’est la procédure qu’a suivi François Fillon pour faire mettre sous scellée les données électorales à l’UMP. L’ordonnance sur requête est également possible dans le cas d’occupation sans droit ni titre où les occupants ne sont pas identifiables, ce qui est invoqué dans le cas présent. L’idée étant qu’on ne puisse pas échapper à l’expulsion simplement en refusant de donner son nom.

L’ordonnance sur requête est provisoire, car toute personne concernée par elle peut demander au juge qui l’a prise sa rétractation. Il y a alors un débat contradictoire entre les parties, à la suite duquel le juge confirme ou rétracte l’ordonnance. Dans les deux cas, un appel ultérieur est encore possible.

Enfin, l’ordonnance sur requête est exécutoire sur minute. Dès lors qu’elle est prise, les forces de l’ordre peuvent la faire exécuter sans même avoir à notifier quoique ce soit aux personnes concernées. C’est bien entendu là-dessus que compte la préfecture pour pouvoir expulser, dès six heures du matin, les cabanes de Notre-Dame des Landes.

Sauf que…

Sauf que dans leurs précipitations, ils ont oubliés un petit détail : l’article R.221-5 du code de l’organisation judiciaire. Ce n’est pas le tribunal de grande instance qui est compétent, mais le tribunal d’instance, seul. En effet, bien qu’on continue à parler de cabanes, il s’agit bien juridiquement d’immeubles bâtis (et la décision ordonnant leur destruction ne fait que le confirmer). Et il est difficilement contestable que l’occupation est faite aux fins d’habitation.

Une telle confusion entre tribunaux compétents suffit à faire annuler l’ordonnance, comme le montre la jurisprudence de la Cour d’appel de Paris. (RG°11/04776)

Par ailleurs, dans le cadre d’une occupation sans droit ni titre, l’ordonnance sur requête ne peut être employée qu’après avoir apporter la preuve que les occupants ne sont pas identifiables. Or, d’une part l’avocat de certains occupants indique qu’ils se sont officiellement déclarés à la préfecture le lundi 10, soit avant que la requête ne soit présentée au juge. Par ailleurs, il parait difficilement défendable de considérer les occupants comme non identifiable sans même avoir chargé un huissier d’établir cette identité.

Là encore, la jurisprudence constante fait annuler ou rétracter l’ordonnance dans ce cas :

Or, le respect du principe fondamental de la contradiction exige que les exceptions qui y sont faites ne le soient que lorsqu’a été acquise de façon certaine la certitude qu’il est impossible d’identifier les personnes concernées par l’action envisagée. TGI Bobigny, RG°11/01168

Avec deux causes flagrantes de nullité, on sourit en pensant à la phrase de la préfecture de Loire-Atlantique : « Ces décisions disent l’État de droit. » Elles disent surtout la panique de cet État.

Un triste anniversaire

Logo de la Marquise

Voici deux ans, les forces de l’ordre expulsaient la Marquise. Notre Marquise. Au départ, ce n’était qu’un nom de code parmi d’autres. Un subterfuge méfiant pour ne pas donner d’adresse dans nos échanges. Au fil du temps, après l’installation, elle a acquis sa majuscule, au gré des moments de joies comme des coups durs. Véritable personnification d’un combat, je veux croire que tous ceux qui l’ont connu se souviendront d’elle avec un pincement au cœur.

La Marquise, ce sont quarante-cinq personnes qui ont vécu plus ou moins longtemps dans ce bâtiment. Avec, en permanence, entre trente et trente-cinq habitants, et un apprivoisement progressif au début, quand il fallait traverser la cour enneigée pour chercher un sceau d’eau froide pour se laver. Des derniers mois plus organisés, avec une Amap, un cinéclub, des musiciens dans la cour, et ces journées du patrimoine, où les guides du musée Carnavalet amenaient leurs groupes de touristes, pour qu’ils visitent le seul hôtel particulier du Marais ouvert au public ! La Marquise aura été un lieu de vie, intense.

Le jour de l’expulsion, Renaud Vedel, de la Préfecture de Police, déclarait à qui voulait l’entendre, et surtout aux journalistes, que le bâtiment ne resterait pas vide, que par la grâce de la vente du deuxième immeuble vacant de la propriétaire, il y aurait un projet immobilier, sur ce bâtiment.

Le temps a passé. De directeur-adjoint du cabinet de Michel Gaudin, Renaud Vedel est devenu directeur-adjoint du cabinet de Manuel Vals. Les grands commis d’État ne font pas de politique.

La Marquise est restée vide, seule. Un gardien et son chien empêchent les visites de manants qui voudraient rentrer. Un carcan d’acier a été dressé sous les arcades, contre les boiseries de la porte. Pas l’ombre d’un projet, pas l’ombre d’une étude pour elle. La propriétaire l’avait tant massacrée qu’elle aurait risqué jusqu’à six mois de prison ferme si elle n’avait pas eu les appuis suffisants pour bloquer toute procédure. Mise sous tutelle depuis bien avant notre entrée dans les lieux, elle n’a plus le droit de rien faire. La tutrice, plutôt que d’engager des travaux, préfère dépenser l’argent à payer des vigiles. Les héritiers se déchirent déjà à coup de procès. Bref, tout est réuni pour que le désastre de cette vacance perdure.

Les anciens habitants, eux, sont toujours menacés de saisies. Si rien ne se passe, si les actions semblent suspendues, il leur est difficile d’oublier. Depuis deux ans, quatre enfants sont nés, un cinquième arrive. Faut-il qu’ils grandissent endettés ?

Quand je passe devant la Marquise, je ne peux m’empêcher de penser à elle. Ont-ils pris soin d’enlever la terre qui s’accumulait dans les gouttières ? Ont-ils pensé à mettre cette bâche, au dessus de la fuite de la terrasse ? Et ces fenêtres dont les vitres dégringolaient, parce que le verre était trop épais, le mastic trop vieux ?

Oui, je tremble de l’état dans lequel elle se trouve. Parce que je sais comment nous l’avons trouvé, je sais comment nous l’avons « rendu ». S’il vous plait, faites quelque chose de ce bâtiment. Pas pour nous. Pour elle.

Une occupation (4)

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Mardi.

Dès neuf heures du matin, les militants qui le peuvent nous rejoignent à l’intérieur. On commence à multiplier les entrées et sorties, mais nous restons dissimulés dans l’arrière du bâtiment. Vers dix heures, on envoie un communiqué de presse qui donne rendez-vous au métro Bourse, mais sans préciser l’adresse. A onze heures, enfin, on annonce l’adresse aux médias, les premiers élus arrivent et nous déployons les banderoles en façade. Les commerçants de la rue commencent à se rendre compte qu’il se passe quelque chose. Comme on est sorti devant la porte pour accueillir les arrivants, le patron de l’agence immobilière en face vient nous voir. Il nous demande le but de notre occupation, on le rassure en lui disant que ce sera un immeuble d’habitation. Il n’y aura pas de concert avec des centaines de personnes buvant et fumant dans la rue… Il en profite pour nous confirmer que l’immeuble est vide depuis des années, et qu’il trouve cela scandaleux qu’il ne soit pas loué. C’est vrai que, pour les affaires, ce serait préférable.

Pendant que les élus du front de gauche et d’europe écologie les verts discutent avec les journalistes, quelques socialistes nous annoncent leurs venues pour l’après-midi. Le maire de l’arrondissement vient nous apporter son soutien. A la porte, on s’étonne de l’absence de réaction de la police : lors de notre dernière tentative, une semaine avant le premier tour des présidentielles, les compagnies d’intervention avaient mis six minutes chrono après le communiqué de presse pour venir bloquer les accès. C’est notre petit bonhomme de la Direction des Renseignements de la Préfecture de Police (DRPP) qui arrive le premier et nous pose les questions habituelles avec son accent chantant : « Depuis quand êtes-vous installés, combien êtes-vous, est-ce que TF1 est là ? » Comme on avait prévu de manifester devant le sénat pour le début de l’examen du projet de loi sur le logement, la police nous attendait là-bas. C’est vrai que nous ne les avons pas prévenu de ce changement dans notre agenda. Il nous affirme qu’en tous les cas, il n’y aura pas de blocus comme il y en avait eu avenue Matignon. C’est vrai que Nicolas Sarkozy n’avait pas apprécié qu’on ait une vue directe sur ses appartements privés de  l’Elysée. Lorsque deux civils du commissariat de quartier arrivent, nous faisons les présentations. Nous présentons la preuve de notre présence, dans une ambiance détendue. Lorsque le commissaire de l’arrondissement arrive, nous plaisantons avec lui, il sait bien que, s’agissant du DAL et de Jeudi Noir, il sera dessaisi au profit de la Direction de l’Ordre Public et de la Circulation (DOPC) à la Préfecture de Police (PP). Il n’aura aucune décision à prendre, à peine sera-t-il informé des évènements.

Comme le nombre de policiers augmente lentement, et que ceux-ci ne bloquent pas les accès du bâtiment, bon nombre de militants vont chercher de quoi se sustenter. Les pates à l’eau du sous-marin, ça commence à bien faire, et de toute façon, il n’y en a plus. Profitant de ce qu’on ne surveille pas la porte, un individu entre à grand pas dans le hall, sans dire un mot aux militants. C’est un « en bourgeois » en sweat à capuche, qu’on arrête au rez-de-chaussée. Quand nous lui demandons calmement de sortir, il a le culot de nous reprocher notre manque de politesse.

L’AFP nous prévient qu’Allianz n’est finalement pas le propriétaire du bâtiment, mais n’était que le locataire. Ils ont quitté les lieux depuis plusieurs années déjà. D’autres sources, que nous pouvons interroger maintenant que l’adresse est connue, nous disent que les réels propriétaires sont deux caisses de retraites.

Deux gradés de la PP arrivent, que nous surnommons « Feuille de Laurier » et « Feuille de Chêne », d’après leurs képis. Feuilles de Chêne demande à voir la commande de la ligne Internet, que nous présentons à nouveau, puis décide que finalement, il nous faut un constat d’huissier. Il sait pourtant très bien que, depuis le constat d’occupation de l’avenue Matignon, les huissiers ont eu des ordres de ne plus faire de constat pour des squatteurs…

On sent que la situation se dégrade peu à peu. Les tractations ne se font plus au niveau de la préfecture de police, mais directement dans les cabinets des ministères. Signe inquiétant, les quelques socialistes qui avaient prévu leurs visites se trouvent subitement des réunions importantes. En effet, quelques instants plus tard, les véhicules de la 12ème compagnie d’intervention de la DOPC s’arrêtent devant le bâtiment, et les hommes bloquent toutes les entrées dans le bâtiment. Les nouveaux et les journalistes ne comprennent pas encore très bien, mais pour nous c’est l’évidence, l’expulsion est quasi inéluctable. Pourtant, d’autres squats ont ouvert avec bien moins de preuve que les nôtres… Petit à petit, les personnes qui étaient parties pour se nourrir reviennent et doivent rester à la rue, notamment une des mères de famille. Elles sont même rapidement chassé de devant la façade, où nous pouvions discuter avec elles, pour être positionnées à un carrefour des environs. Après négociation, la police nous autorise un peu de nourriture. Il était temps, nous n’avions plus qu’un peu de pain de mie pour les enfants. Là encore, les vidéos de bottes de carottes essayant de passer par dessus les boucliers des CRS ont dû être un mauvais souvenir de la police. Comme ils ne veulent tout de même pas autoriser des militants à se rendre devant l’immeuble, ce sont les policiers eux-mêmes qui font les navettes. Dans le même temps, un poste de commandement est installé dans une boutique en face de l’immeuble. Feuille de chêne et Feuille de laurier y font des aller-retours, vissés au téléphone.

Nous aussi, nous l’utilisons, et les militants du coin de la rue nous donnent des nouvelles des renforts. A l’est, la gendarmerie mobile, cinquième escadron, deuxième groupement, première légion, vient d’arriver. Le panier à salade aussi, avec les autres véhicules de la 12ème compagnie, qui se tiennent hors de notre vue à l’ouest, dans une voie perpendiculaire. Bientôt, les moblots viennent remplacer les compagnies d’interventions.

Nous avons fermé la porte d’entrée à double tour lors de l’arrivée de tous ces gens, mais Feuille de Chêne veut absolument une démonstration de nos clefs. Il éloigne un peu ses troupes de la porte, et on le fait entrer dans le sas pour lui montrer de l’intérieur que oui, nous pouvons bien fermer et ouvrir. Des journalistes, qui commencent à trouver le temps long, en profitent pour sortir. Quelques instants plus tard, alors qu’une deuxième équipe souhaite sortir, les forces de l’ordre en profitent pour enfoncer la porte et investir ce sas. Pourtant, ils n’ont pas encore l’ordre d’intervenir, puisqu’ils ne franchissent pas la deuxième porte, et ne pénètrent pas plus avant dans le bâtiment.

Un petit détachement de la Force d’Intervention de la Police Nationale, la brigade anti-commando, passe devant le bâtiment, harnaché de toute part. Passant par les immeubles voisins, ils viennent prendre position sur notre toit. Depuis une fenêtre du dernier étage, nous échangeons quelques coucous. Ils veulent nous empêcher de s’y réfugier : lors d’une autre expulsion, un individu a passé plus de six heures en équilibre sur une corniche d’un deuxième étage, forçant l’intervention des pompiers. Le négociateur du GIGN a été surpris que sa demande soit simplement de pouvoir récupérer ses affaires, qui autrement auraient été jetées. Cependant, nous ne sommes pas là pour mettre des vies en danger. Sur un toit en pente, sur du zinc humide, on refuse de prendre des risques.

Derrière la baie vitrée du rez-de-chaussée, on observe le matériel déployé : pinces coupantes de plus d’un mètre d’envergure, béliers, marteaux, pieds de biches… Eux n’ont pas à se préoccuper des effractions ou dégradations, ils sont couverts. Sur le trottoir devant la porte, une chaine les gênerait pour nous transporter ; elle est sciée promptement.

Pour autant, la diplomatie ne ménage pas ses efforts : en pleine séance d’examen de la loi sur la mobilisation en faveur du logement, un sénateur évoque notre situation. Le cabinet du ministère du logement nous fait savoir qu’il a officiellement demandé à son homologue de l’intérieur que nous ne soyons pas expulsé. Après coup, Cécile Duflot jugera « incompréhensible » notre éviction. C’est peut-être son poids réel au sein du gouvernement, qu’elle n’a pas bien compris.

Néanmoins, son intervention nous permet de « négocier ». Avec la police sur le toit, les gendarmes dans le sas du bâtiment, le directeur adjoint du cabinet de la Préfecture de Police nous appelle à la fenêtre. Nous montrons, une nouvelle fois, notre commande internet, mais elle est évacuée d’un revers de main : on nous explique qu’il faudrait qu’ils fassent des vérifications pour savoir si nous avons réellement passé cette commande, si nous ne leur présentons pas un faux. Ils n’ont pas le temps, il faut expulser avant. L’histoire, la vraie, celle des vainqueurs, c’est que nous sommes entrés ce matin. Pour justifier l’intervention de la police, on nous reproche une infraction. Laquelle ? Pas de réponse, nous n’avons pas à savoir.

Dans le même temps, la police nous garantit qu’il n’y aura pas de garde à vue, pas de contrôle d’identité. Pourtant, il paraît que ce sont des choses qui se font, lorsqu’on arrête des gens en flagrant délit ! La discussion tourne court assez rapidement : on ne va pas résister, ça ne servirait à rien, mais de là à ouvrir la porte et sortir volontairement…  La fenêtre se ferme. Officiellement, notre négociateur va en référer à sa hiérarchie. En pratique, tout le monde sait depuis longtemps que la décision a déjà été prise.

A l’intérieur, nous ne sommes plus qu’une grosse vingtaine, dont quatre enfants. Les matelas ont été descendus dans le hall, les affaires regroupées. Ne restent plus que les banderoles en façades. En plus de mes affaires personnelles, je m’occupe de celles des militants qui étaient sortis acheter à manger et n’ont pu rentrer. Ils sont toujours privés de leurs papiers, de leurs lunettes… On se regroupe au rez-de-chaussée, en arc de cercle dans le hall. Les enfants sentent la nervosité ambiante et se tiennent sages. Seul le plus petit s’agite dans sa poussette. Enfin, les opérations sont déclenchées. A travers la verrière, nous voyons la brigade anti-commando descendre la façade en rappel entre le cinquième et troisième étage, pour prendre position sur le dernier élément de toiture qui échappait à leur contrôle. En bas, un simple coup de masse a fait exploser la serrure qui fermait la porte intérieure du sas. Casqués, avec leurs boucliers transparents, les gendarmes mobiles investissent le bâtiment. Pendant plusieurs minutes, nous nous regardons en chien de faïence : un peloton doit vérifier qu’il ne reste personne dans les étages avant de procéder à l’extraction proprement dite. Seuls un gendarme et un militant tournent autour de nous pour filmer mutuellement la scène. Enfin, un deuxième peloton vient prendre position derrière nous : nous sommes complètement encerclés. Posant leurs boucliers, ils s’approchent d’une extrémité de notre ligne pour soulever les habitants. Les enfants se mettent à pleurer. Soulevé à mon tour, je refuse de marcher puis me ravise en passant devant la poussette. Seul moment cocasse, avant de passer la porte, les deux gendarmes qui me tiennent fermement se rendent compte que nous ne passerons pas à trois de front. Il faut bien quelques secondes pour que l’un se décide à me lâcher le bras. Dehors, je suis rapidement propulsé derrière la rangée qui protège la zone d’opération, et me retrouve au milieu des militants venus nous soutenir.

Quelques minutes suffisent pour sortir les habitants restant. On sent que la police n’est pas trop sûre d’elle-même, sur la légalité de cette expulsion. Nos matelas nous sont rendus immédiatement, des hébergements sont trouvés pour les familles sans abris. C’est assez inhabituel pour être signalé. Nos menaces implicites de poursuites judiciaires auraient-elles fait peur ?

Une occupation (3)

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Dimanche, lundi.

L’attente. Nous sommes maintenant bien installés. Hier, grâce à un vieux téléphone, nous avons récupéré un numéro interne à l’immeuble, ce qui nous permet de demander un abonnement internet. Cette demande, datée, peut nous servir de point de départ pour le délai de 48h, vieille légende du squat qui reste couramment utilisé même par les autorités, malgré son fondement légal plus que léger. Evidemment, nous ne pouvons avoir aucune preuve de notre entrée dans les lieux au préalable : on ne prévient pas la police quand on entre. Un petit jeu de société et quelques jeux de cartes nous permettent de faire patienter les enfants et nous, mais l’ennui se fait sentir. La légère angoisse liée à l’incertitude de notre situation, qui ne se dissipera qu’après l’arrivée de la police, n’arrange rien. La cuisine nous permet de nous faire des pates, mais les menus manquent de variété, et surtout de produits frais. La rue est tellement calme, que je quitte le bâtiment à 18h, avec quelques autres, qui ont des obligations le lundi. J’ai, pour ma part, quelques papiers administratifs à faire signer et à rendre à mon école. Et puis, une douche ne me fera pas de mal.

Nous avons décidé de ne nous déclarer que le mardi, pour que la demande internet fasse bien 48h révolues, et aussi parce que c’est le premier jour d’examen de la loi sur le logement social. Autant coller à l’actualité. Curieusement, alors que d’habitude les journalistes sont friands de nos aventures, pour vivre la veille de l’intérieur, cette fois personne ne souhaite vraiment se déplacer. Seule l’AFP prévoit de venir, le mardi matin.

Je retourne au 24, rue saint-Marc le lundi soir. La dernière nuit avant l’officialisation d’un bâtiment est toujours un peu particulière. Cette fois-ci, je suis plutôt confiant : alors que les derniers mois de Sarkozy avait vu une politique d’expulsions systématiques et illégales des squats, depuis l’arrivée de Hollande, plusieurs ouvertures ont montré qu’il y a, non pas une tolérance, mais un simple respect des lois les concernant. Notre bâtiment ne présente aucune trace de péril ou d’insalubrité, et nous avons un élément de preuve pour contrer le délai de flagrance. Par ailleurs, s’il est situé dans le centre de Paris, il ne s’agit pas pour autant d’un quartier « sensible » ; il n’y a pas de ministère ou d’ambassade à proximité. On en discute, tout en affinant le programme du lendemain. A quelle heure envoyer le communiqué de presse, comment prévenir les élus, les journalistes de confiance ? Dans la nuit, on enlève la pancarte « à louer » de la façade.

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Une occupation (2)

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Samedi.

Nous n’avons pas pensé au café. Le manque se fait sentir, après une nuit plutôt courte. Les croissants industriels qui nous servent de petit déjeuner sont toujours aussi mauvais. Compte tenu de la chaleur qu’il fait dans ce bâtiment, nous avons bu nos bouteilles d’eau plus rapidement que prévu. Il y a l’eau du robinet, bien sûr, mais dans quel état est-elle après avoir stagné dans les canalisations ? Dans les siphons des cuvettes de toilettes, l’eau s’est complètement évaporée, ce qui montre qu’elles ne sont plus utilisées depuis bien longtemps. A la lumière du jour, nous procédons à une nouvelle visite du bâtiment. D’un plan carré, ce dernier s’organise en quatre ailes autour d’une cour centrale d’une dizaine de mètre de coté. Au rez-de-chaussée, cette cour est recouverte par une grande verrière qui a dû être construite dans les années 80, offrant ainsi une grande pièce parfaite pour les réunions ou les conférences de presse. Les premier, deuxième et troisième étages forment un carré complet, mais les quatrième et cinquième sont ouverts au Nord, avec un petit toit terrasse au dessus du troisième. Il faudra sécuriser les fenêtres pour empêcher l’accès, car aucun garde corps ne protège de la chute sur ce toit. Deux escaliers et deux ascenseurs, à l’ouest, desservent les étages. La redondance apporte encore plus de sécurité. Bien entendu, il faudra condamner les ascenseurs, pour ne pas prendre le risque qu’une personne reste bloquée entre deux étages ou tombe dans la cage. La disposition de l’immeuble fait qu’aucun voisin n’a de vue sur la cour intérieure, ni sur la verrière, ni sur les fenêtres des étages. C’est assez appréciable de pouvoir les ouvrir et prendre un peu l’air pendant que nous sommes encore en « sous-marin », comme nous appelons cette phase avant l’officialisation du bâtiment. Le principal souci de ce bâtiment, pour nous, c’est que les ailes sont finalement très étroites : à peine trois mètres de large. Du coup, certaines pièces se commandent, ce qui complique la séparation en appartement. Certains étages aussi sont très peu cloisonnés. L’open-space, c’est déjà pas top pour du bureau, mais pour vivre, c’est totalement impossible. Malgré tout, l’immeuble entier peut accueillir sans difficulté une quarantaine de personnes, tout en respectant leur intimité.

Le premier sous-sol comporte plusieurs salles de réunion. L’une d’elle, en longueur, pourra servir de salle de cinéma. Il y a surtout une cuisine, avec plaques électriques, évier, et des emplacements pour un frigo et un lave-vaisselle. En attendant d’installer une cuisine plus commode dans les étages, celle-ci sera parfaite. Le deuxième sous-sol, par contre, devra être protégé car il ne contient que les installations techniques du bâtiment : électricité, chauffage, machinerie d’ascenseur… Il ne faudrait pas qu’un enfant vienne y jouer.

Dans un bureau du rez-de-chaussée, nous faisons une découverte intéressante : un sac plastique contient l’ensemble des clefs du bâtiment, avec les indications des serrures correspondantes. L’une d’entre-elles, particulièrement, nous intéresse, puisqu’elle est marquée « entrée ». On l’essayera dans la nuit, disposer des clefs est toujours un avantage. Je commence à faire le relevé du rez-de-chaussée pour établir un plan d’évacuation, et pour que les nouveaux arrivants puissent se repérer un peu. Et puis, c’est aussi pour m’occuper un peu : le temps passe très lentement, dans ce bâtiment, sans téléphone, sans ordinateur. Julien, en partiels lundi et mardi, révise son droit. Finalement, c’est à l’extérieur qu’il se passe le plus de chose : des recherches internet nous en apprennent un peu plus sur le bâtiment. D’une superficie de 1 500 mètres carrés, il a été construit en 1894 et bénéficie d’une protection patrimoniale au titre du plan local d’urbanisme (PLU) de la ville de Paris. Dans le détail, de tout ce qui est protégé, il ne reste vraiment plus que la façade, tout le reste est irrémédiablement détruit. Surtout, le PLU nous confirme que l’immeuble est dans la zone de protection de l’habitation, ainsi que dans la zone de déficit en logement social. Ce n’est pas une surprise, de toute façon, c’est le cas de tout le centre historique et de l’ouest parisien. Malgré un effort réel, le 2ème arrondissement n’est encore qu’à 4,5% de logements sociaux.

Tous les indices que nous trouvons sur le bâtiment pointent vers les Assurances Générales de France. AGF, qui a été absorbée par Allianz en 2009, et Allianz, qui a son siège social au coin de la rue. C’est un peu léger, mais vue la situation, on ne peut pas faire mieux. On en conclut, à tort, que le bâtiment leur appartient. De toute façon, internet nous apporte la preuve que le bâtiment est possédé par une personne morale, c’est le plus important. Les deux seuls immeubles appartenant à des particuliers que nous avons occupé sont aussi les deux seuls qui nous ont coûté très cher. Pourtant, ce sont ceux qui étaient vacants depuis le plus longtemps, et ils sont à nouveaux vides alors que nous les avons quittés depuis plusieurs années.

Dans l’immédiat, le plus important, c’est de prévenir le DAL. Nous pourrions garder l’immeuble entier pour nous, le nombre de jeunes mal logés est malheureusement largement suffisant, mais le DAL a lui aussi son lot de personnes en galère, et les familles sont parfois dans des situations bien pire. Et puis, nous avons fait notre dernière tentative d’ouverture avec eux, il nous semble important de montrer que le caractère unitaire de la lutte contre le mal logement ne s’est pas arrêté après les présidentielles. La difficulté, pour eux comme pour nous, ce ne sont pas les personnes qui pourraient habiter l’immeuble par la suite, mais celles qui doivent y passer jours et nuits en attendant la fin du sous-marin. On ne peut pas imposer à des enfants de passer plus de quarante-huit heures totalement cloîtrées, les parents travaillent… Dans un premier temps, les familles qui le peuvent et des militants du DAL vont arriver ce samedi soir, avec quelques Jeudi Noir supplémentaires. Ils apporteront aussi du matériel et de la nourriture supplémentaire. Maintenant qu’on dispose de la clef de la porte d’entrée, il est facile de faire entrer les matelas nécessaire, et tout le reste.

Une fois la nuit tombée et la rue déserte, les renforts arrivent petit à petit : d’abord les gens, puis les véhicules qui se garent devant l’immeuble, et nous faisons la chaine pour décharger rapidement. Par chance il ne pleut pas. En deux minutes, l’ensemble des affaires est placé dans un recoin, à l’abri des regards indiscrets. Les voitures s’en vont et le calme revient. On installe rapidement quelques matelas au premier étage pour que les familles et leurs enfants puissent se coucher. La pièce se transforme en grand dortoir avec une dizaine de matelas posés au sol. Comme le dira un des enfants, hébergé à l’hôtel : « au moins, ici, il n’y a pas de cafards ».

Maintenant que nous sommes un peu plus installés, nous fermons les fenêtres et posons des chaines et des cadenas sur les portes. La situation du bâtiment est encore précaire, mais si personne n’est passé samedi, il est encore moins probable que quelqu’un passe le dimanche. Surtout, il faut éviter que des inconnus pénètrent là où dorment les enfants. Dans cette situation, on craint plus les vigiles que la police : il est déjà arrivé que des militants doivent faire soigner des ecchymoses suite à une rencontre un peu musclée avec un vigile. Ce qui a coûté plusieurs mois de délai au propriétaire.

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Une occupation (1)

Vendredi. L’entrée dans les lieux.

Plan d'évacuation du 24, rue Saint-Marc

Je viens enfin de rendre le mémoire que je traine depuis quelques mois. Comme toujours, je m’y suis pris au dernier moment, et je n’ai pas beaucoup dormi les nuits passés. La soutenance est dans deux semaines, et je voulais en profiter pour prendre une bonne nuit de repos. C’est raté. Je dormais déjà, mais le texto de Julien m’a réveillé. Il est assez intriguant, car il ne donne évidemment aucune information précise, mais ce n’est pas le genre de Julien de nous demander de venir pour un simple bâtiment vide. Le rendez-vous est fixé dans un bar. Je prends juste un duvet, une brosse à dent, un rouleau de papier toilette, et j’y vais. Par chance, il y a encore des métros.

Nous sommes une petite dizaine, à nous retrouver. D’expérience, nous coupons nos téléphones portables. Seules deux personnes, moins connues de la police, feront le lien entre le groupe extérieur, et le groupe intérieur. Le bâtiment, Julien nous en parle : c’est un immeuble de bureau, vide et à louer depuis près de deux ans. On le connaît, mais sans plus : des immeubles comme celui-ci, on en a plusieurs dizaines en stocks, généralement gardés par quelques vigiles. Là, les fenêtres seraient ouvertes, non seulement dans les étages, mais surtout au rez-de-chaussée ! On a du mal à y croire, mais les exemples des portes ouvertes de la Marquise et de l’avenue Matignon nous montre que tout est possible.

En passant devant le bâtiment, on se rend à l’évidence : au rez-de-chaussée, brillamment éclairé, deux des fenêtres sont belles et biens grandes ouvertes. Malheureusement, il y a une boite de nuit juste en face, et le videur fait son travail. Il ne s’intéresse probablement pas à notre immeuble, mais on ne peut quand même pas entrer par la fenêtre devant lui. Il faut attendre. On se poste à proximité, pour surveiller du coin de l’œil ce qui se passe dans la rue. Deux bouteilles de bières achetées quelque part nous donnent l’air de jeunes qui font la fête en ce vendredi soir. Les fenêtres étant largement visible depuis la rue, on finit par se poster directement sur les marches de l’entrée, de peur que d’autres aient aussi l’idée d’entrer, ne serait-ce que pour voir. Le temps paraît long, et même si nous continuons à faire semblant de boire, nos bouteilles sont vides depuis longtemps lorsque ferme la boite de nuit.

Nous sommes quatre à pouvoir passer notre week-end entier sur place. Quelques militants, qui commencent à avoir charge d’âme, sont bien obligés de rentrer chez eux s’occuper de leurs enfants. La rue déserte, c’est un jeu pour nous d’enjamber la fenêtre. On se réfugie rapidement derrière une porte pour ne plus être visible de l’extérieur, pendant que Margaux reste avec le petit groupe pour surveiller les environs et nous prévenir en cas d’arrivée de police ou de vigile.

De notre coté, on fait un premier tour rapide du bâtiment : il n’y a pas de mobilier, pas d’affaires d’aucune sorte. C’est capital, car leurs présences auraient pu être un signe que l’immeuble est occupé et qu’il constitue un domicile. Dans ce cas, nous aurions été obligés de partir : si le squat n’est interdit par aucune loi, la violation de domicile, elle, est punie d’un an de prison. Et puis, on ne s’invite pas chez les gens de la sorte. Le bâtiment est sain également, il n’y a pas de travaux, pas de traces d’humidité, le réseau électrique n’est pas vétuste… Parfait pour s’installer sans risquer un arrêté de péril, ou pire : un peu plus tard dans le week-end, trois personnes, mourront à Saint-Denis, victimes d’un marchand de sommeil ayant laissé l’immeuble se dégrader.

En fait, ce n’est pas seulement que l’immeuble est en bon état, il est chauffé ! La centrale de traitement de l’air ronfle à fond, il fait 27° au rez-de-chaussée malgré les fenêtres ouvertes. Nous qui avons l’habitude de souffrir du froid, on se retrouve à avoir trop chaud. Margaux nous passe malgré tout nos duvets et quelques affaires pour la nuit et la journée de samedi. Par discrétion, on ne fera un autre mouvement que dans vingt-quatre heures.

La nuit sur place n’est pas très agréable. Nous avons déclenché quelques détecteurs de mouvements visibles dans les escaliers en visitant le bâtiment. Si rien n’a sonné, si personne n’est venu, on n’est jamais à l’abri d’une surprise. D’autant que, pour ne pas modifier l’aspect de la façade, nous avons décidé de ne pas fermer les fenêtres. Nous sommes encore dans une phase où, si quelqu’un arrive, on n’aura pas d’autre choix que de partir sans discuter. L’équipe extérieure a fini par partir se coucher, et on se sent un peu seul. Si la moquette est épaisse, elle n’est pas des plus confortables, et nous nous réveillons chacun au moindre bruit.

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Une décision surprenante

Cet article a été publié précédemment sur un libéblog tenu par Jeudi Noir.

Les habitants de la Marquise, l’immeuble réquisitionné de la place des Vosges, ont donc été condamnés en appel vendredi, à être expulsés, mais aussi à payer 8 000€ par mois d’occupation. La dette, fortement réduite il est vrai par rapport à la première instance, ne s’élève donc plus qu’à 90 000€.

Le collectif Jeudi Noir pratique la désobéissance civile, et, même si la Cour d’appel de Paris avait d’autres possibilités, la décision d’expulsion en tant que telle n’est pas une vraie surprise: si la loi prévoit bien la réquisition des logements vacants, sans même attendre quarante-cinq ans, c’est bien entendu dans les textes une prérogative réservée à l’Etat. Aux préfets pour être précis.

Mais il y a dans l’arrêt rendu le 22 octobre de vraies raisons d’être surpris, tant ce dernier marque un durcissement clair par rapport à la jurisprudence habituelle.

D’abord, un petit point sur la nature de la décision: les habitants de la Marquise ont été assignés en référé, c’est à dire en urgence. Ce type de procédure est réservé à un certain nombre de situations précises, caractérisées par un trouble manifestement illicite. Les décisions prises en référé sont exécutoires de droit, ce qui signifie que l’appel n’est pas suspensif, et n’ont pas la valeur de la chose jugée. Ainsi,  on peut toujours demander à être juger «sur le fond» même après le rendu de la décision. C’est donc une voie secours possible en ce qui concerne les 90.000 euros que doivent encore les habitants.

En outre, plusieurs juridictions différentes ont estimé1 que, lorsque le droit de propriété n’était pas exercé, la seule occupation ne constituait pas un trouble à l’ordre public et que la procédure de référé ne pouvait être utilisée. Une décision semblable nous aurait permis de gagner du temps avant l’expulsion. Pour autant, la Cour de cassation ayant récemment rendu une décision contraire [2], il y avait somme toute peu de chance que le référé soit abandonné.

La Cour d’appel aurait pu également décider que le droit de propriété —défini par l’article 544 du code civil comme étant «le droit de jouir et de disposer des choses» —ne semble pas remis en question par la présence de personnes dans les lieux puisque la propriétaire n’utilise pas ce bien et ne justifie d’aucun projet immédiat, et partant de ce constat de ne pas ordonner l’expulsion, comme l’a fait un tribunal de Lyon[3].

La jurisprudence la plus classique [4] constate la compétence du référé et ordonne l’expulsion, mais accorde des délais parfois très importants, y compris en appel. Le record en la matière (à notre connaissance) étant un délai de neuf mois accordé après déjà 18 mois d’occupation. Le plus souvent, c’est un délai prévu par l’article 62 de la loi du 9 juillet 1991 qui s’applique.

Dans sa décision de vendredi, la Cour d’appel a supprimé ces délais —pourtant de droit— au motif que nous serions entrés dans les lieux par voie de fait. Là encore, la Cour innove par rapport à la jurisprudence [5]. La voie de fait, issue du droit administratif, n’est pas définie dans le code civil. Il s’agit d’une atteinte violente à une situation légitime. Dans les situations de squat, la justice est attentive à la manière dont s’est déroulée l’entrée dans les lieux ; l’effraction constituant une violence. Or, non seulement les huissiers mandatés par les représentants de la propriétaire n’ont constaté aucune effraction lors de leurs visites des 1er et 5 novembre 2009, mais le rapport de police établi le même jour à la demande du parquet de Paris atteste qu’il n’y a pas eu effraction. A juste titre. Aussi difficile à croire que ça puisse être, nous sommes entrés en poussant simplement la double porte cochère de la rue de Birague, qui n’était pas fermée à clef. Dans ces conditions, il est extrêmement surprenant de parler de voie de fait qui, non seulement permet de supprimer le délai de deux mois de l’article 62, mais également le bénéfice de la trêve hivernale.

Le dernier point, et probablement le plus révoltant de l’arrêt, concerne les indemnités. Bien entendu, on peut voir le côté optimiste de la chose: les avocats de la propriétaire demandant pas moins de 1.200.000 € pour l’année d’occupation, une dette inférieure à 100.000 € est finalement plutôt clémente. Rappelons que, n’étant aucunement en faute vis-à-vis de l’Etat (ce qui relèverait du pénal), cette somme correspond à une indemnité due à la propriétaire du bâtiment. Si les amendes sont là pour sanctionner une faute, les indemnités doivent répondre à un préjudice. Reste une troisième catégorie, l’astreinte, qui est une condamnation au versement de sommes destinées à respecter au plus vite l’exécution du jugement. Dans notre cas, la partie adverse demandait ainsi, en plus de l’indemnité, 1.500 € par jour à compter du rendu de la décision, si nous ne quittions pas les lieux.

Première curiosité: la juge de première instance nous avait condamnés à 3.400€ par mois depuis l’entrée dans les lieux jusqu’à l’expiration du délai de huit jours qu’elle avait également fixé. Au-delà, l’indemnité passait à 25.000 € (par mois toujours). La Cour d’appel a confirmé ce principe d’indemnité évolutive, même si elle l’a réduite à 8.000€ mensuels pour la deuxième période. En revanche, aucune astreinte n’était ordonnée, malgré les demandes des avocats de la propriétaire. En admettant même le principe d’un préjudice, on voit mal en quoi celui-ci augmenterait brutalement huit jours après une décision de justice, en dehors de tout autre élément. Que le préjudice s’aggrave avec la persistance de l’occupation se traduit par une augmentation du montant total, puisque l’indemnité est mensuelle. L’augmentation du montant de l’indemnité devrait donc être justifiée par un préjudice nouveau venant se rajouter au premier. C’est pourquoi le passage subit de 3.400 à 8.000 € s’apparente davantage à une astreinte dissimulée: l’intérêt est qu’une astreinte doit obligatoirement passer devant le juge de l’exécution des peines, tandis que l’indemnité est exigible immédiatement. D’une certaine manière, les avocats de la propriétaire l’avaient bien compris, puisque l’un d’entre eux a déclaré dans sa plaidoirie que 25.000 € n’étaient pas assez dissuasifs, oubliant ainsi que c’est le rôle de l’astreinte, d’être dissuasive, et non pas celui de l’indemnité.

Quant à savoir si 25.000 € par mois, ne sont pas assez dissuasifs, en fait, ils le sont beaucoup trop: le montant est tellement supérieur aux capacités financières des habitants qu’ils ne pourront jamais le payer, alors qu’un montant en rapport avec leurs revenus pourrait effectivement être exigé.

La question de base est donc celle d’un préjudice. Tout court. A suivre…

1) TGI Paris, 4/09/1997 ; CA Versailles, 16/04/2008 ; CAA Versailles, 15/07/2009.
2) CASS, 20/01/2010.

3) TGI Lyon, 16/11/2009.

4) CA Paris, 17/10/1997 ; CA Paris, 01/09/2005 ; CA Paris, 17/02/2006 ; CA Paris, 15/06/2007.

5) TGI Lyon, 28/04/2003 ; TGI Paris, 21/10/2004 ; TGI Lyon, 25/10/2004 ; TI Paris 11, 20/10/2006 ; TI Villeurbanne, 08/12/2009 ; TI Villeurbanne, 07/01/2010.