Il est assez cocasse d’entendre de nombreuses voix s’élever contre la réquisition de locaux vacants en invoquant le droit, le droit « sacré » de propriété. Si l’on ne peut pas trop en vouloir aux représentants des propriétaires, – on ne peut pas demander à un Jean Perrin de connaître son droit – il est plus troublant de voir un avocat expliquer posément « on n’a pas le droit de réquisitionner ». Il est même assez plaisant, en tant que squatteur ou militant proche de squatteur, de voir ces personnes s’enferrer dans des explications vaines. J’ai beau rappeler à chaque fois que je le peux que squatter n’est pas illégal, il est certain que les lois protègent davantage les propriétaires. Mais en ce qui concerne les réquisitions, pour une fois le droit est de notre coté.
Les propriétaires et leurs conseils prétendent que le droit de propriété, droit à valeur constitutionnelle par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen, est supérieur dans la hiérarchie des normes, au droit au logement qui n’est qu’un objectif de valeur constitutionnel. On verra que s’ils n’ont pas tort, il leur échappe pourtant quelques éléments.
On entend assez souvent assez souvent que la puissance publique dispose de deux moyens pour appliquer la réquisition, l’ordonnance du 11 octobre 1945, et la loi du 29 juillet 1998. En réalité, il en existe une autre, qui n’appartient qu’aux maires et qu’ils tirent de leurs pouvoirs de généraux de police. Toutefois, le Conseil d’État, dans une décision du 18 octobre 1989, apporte deux limitations à ce pouvoir : il ne peut être appliqué qu’en cas d’urgence, et à titre exceptionnel lorsqu’il y a un trouble grave à l’ordre public. L’urgence ici ne s’entend pas comme une urgence à reloger, mais plutôt comme la soudaineté de la nécessité du relogement. Dans le cas d’espèce, le Conseil d’État reconnaissait que l’absence de relogement constituait un trouble grave, mais que le maire, prévenu longtemps à l’avance de l’expulsion, ne se trouvait pas dans un urgence lui permettant de recourir à la réquisition « aux lieu et place de l’autorité préfectorale ».
Car dans cette décision, le Conseil d’État considère l’ordonnance de 1945 comme une procédure normale, sans qu’il soit question un seul instant d’opposer un quelconque droit de propriété au principe de la réquisition.
Ce droit de police du maire, donc, ne saurait s’appliquer pour résoudre la crise du logement : si l’absence d’hébergement constitue un trouble grave à l’ordre public, ainsi qu’une atteinte grave à une liberté fondamentale, on ne peut malheureusement pas prétendre que cette crise soit soudaine. En revanche, cette disposition peut, et devrait, être utilisée dans le cas d’incendie, ou de tout autre événement, nécessitant des relogements en urgence. Voilà qui aurait peut-être évité aux habitants du 39, rue Gabriel Péri de devoir occuper la basilique de saint-Denis pour se faire entendre.
L’ordonnance de 1945, par la force des choses, n’a pas été soumise au Conseil constitutionnel. N’ayant pas été appliquée depuis l’apparition des Questions Prioritaires de Constitutionalité (QPC), elle n’a pas profité de la sagacité des Sages. En fait, dans l’esprit du précédent gouvernement, elle était probablement destinée à rejoindre l’ordonnance du 16 brumaire an IX au panthéon des dispositions oubliées.
La loi de 1998, elle, a naturellement fait l’objet d’une saisine du Conseil par au moins 60 députés de l’opposition. Appartenant pour la plupart à la majorité ayant procédé aux réquisitions deux ans avant, en toute logique politique.
La décision qui en découle est intéressante, car les députés avaient utilisé la même argumentation qu’on nous ressort maintenant. L’article 2 de la DDHC dispose : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. » L’article 17 se fait plus précis : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »
Le Conseil constitutionnel balaye totalement l’argumentaire des tenants du caractère sacré de la propriété, en un seul considérant que je ne résiste pas au plaisir de citer intégralement :
31. Considérant que, si la mise en œuvre de la procédure de réquisition prévue par la disposition contestée n’emporte pas, par elle-même, contrairement à ce que soutiennent les requérants, privation du droit de propriété au sens de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, elle limite néanmoins, pour une période de temps déterminée, le droit d’usage des locaux réquisitionnés ; qu’une telle limitation, alors même qu’elle répond à un objectif de valeur constitutionnelle, ne saurait revêtir un caractère de gravité tel qu’elle dénature le sens et la portée du droit de propriété ;
De manière simple, la réquisition n’est pas une privation de la propriété, ça n’est évidemment en rien comparable à du vol ou une spoliation, comme c’est appliqué en faveur du logement, c’est bien entendu conforme à la Constitution et à la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. On notera que l’argumentaire répond également aux critiques pouvant être proférées contre l’ordonnance de 1945.
Il ne reste plus aux représentants des propriétaires qu’à râler contre ces bolcheviks du Conseil d’État et du Conseil Constitutionnel, qui se croient encore sous Staline.
Mais comment pouvait-il en être autrement ? Certes, le droit de propriété est un droit fondamental, en France et ailleurs. Mais il a toujours connu des limites, comme l’ensemble des autres droits. La Loi est faite d’équilibre, et user d’un bien immobilier lorsque son propriétaire ne l’utilise ni n’en tire un quelconque profit n’est pas une atteinte aux libertés fondamentales.
D’ailleurs, les tenants d’un droit de propriété absolu se font beaucoup plus discret lorsqu’il s’agit d’expropriation, comme, un exemple au hasard, à Notre-Dame des Landes. C’est vrai qu’on les imagine mal installés sur un tracteur à coté des agriculteurs locaux…