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Une histoire de la Marquise

Cet article a été publié précédemment sur un libéblog tenu par Jeudi Noir.
Ce billet est la suite de celui-ci

La question de base est celle d’un préjudice, tout court. Face aux mensonges de Me Améli et Me Waroquier, les avocats de Mme Cottin, qui prétendaient que leur cliente habitait place des Vosges, la juge de première instance avait condamné à de lourdes indemnités. Le temps de la procédure nous a permis de rassembler beaucoup de documents: la propriétaire est domiciliée fiscalement dans le 8ème arrondissement, l’intégralité des appartements place des Vosges sont soumis à la taxe sur les logements vacants, mais elle a obtenu un dégrèvement car «le bâtiment est en travaux et inhabitable». Des articles de journaux montrent que le bâtiment a été investi, déjà, en 1994, en 2007. A chaque fois la police est intervenue, en dehors de tout cadre judiciaire. On sait que Mme Cottin est hébergée depuis deux ans en maison de retraite, on trouve même son ancien domicile: rue François Miron, à deux pas de la place des Vosges. Ironie du sort, Mme Cottin a été condamnée à être expulsée de cet appartement en 1996, et n’a pu y échapper qu’en prouvant à la justice qu’il s’agissait de son domicile principal. L’enquête de police, lancée suite à la plainte pour violation de domicile, aboutit aux mêmes conclusions: classée faute d’infraction.
Le cynisme des représentants de Mme Cottin est sans borne: En mai, Mme Gozard, sa tutrice, vient nous demander si nous accepterions de stocker les affaires provenant de la rue François Miron, pour éviter de payer un garde meuble. L’état de santé de la vieille dame ne lui permet pas de réintégrer son appartement, qui est donc rendu. Les avocats plaident toujours qu’elle doit venir habiter place des Vosges, dans un immeuble sans chauffage et sans eau chaude, dès que nous libèrerons la place. Et menacent insidieusement, en écrivant dans leurs conclusions que nous n’avons pas conscience que la production en justice de fausses attestations nous expose à des poursuites pénales…

Restent les travaux, «d’une exceptionnelle qualité» dixit les avocats. Ils ont eu lieu, par intermittence, entre 1965 et 1995. Avec un permis de construire en 1965, des efforts importants pour préserver le bâtiment ont été entrepris les premières années, c’est vrai. Mais ensuite… Lorsque l’Architecte des Bâtiments de France refuse l’autorisation d’agrandir les lucarnes, le ministre de l’époque l’accorde. En 1975, Mme Cottin fait l’objet d’un procès-verbal et les travaux sont interrompus par l’administration: elle a simplement démoli une voute du XVIème pour faire passer un escalier et creusé 125m2 de caves en partie sous le bâtiment, en partie sous la cour. Le tout bien entendu sans aucune autorisation. En 1978, l’Architecte en Chef des Monuments Historiques du secteur écrit au ministère de la culture: «je ne peux m’empêcher de vous dire aujourd’hui ma très vive inquiétude devant la croissante dégradation de cet édifice, la propriétaire n’assurant même pas les plus élémentaires mesures conservatoires telles que par exemple le bouchement des brèches existant dans son toit.» La même année, le conservateur des Bâtiments de France pointe «la mauvaise foi de Mme COTTIN qui tente de mettre à la charge de l’administration les lenteurs dont seuls ses multiples atermoiements sont la cause.» Quatorze ans plus tard, en 1992, un Architecte des Bâtiments de France: «L’Hôtel de Mme COTTIN est l’un des plus beaux de la place des Vosges; il est partiellement restauré, vide, les carreaux des fenêtres sont cassés, les baies de rez-de-chaussée sont fermées par des palissades. Cet abandon est choquant et il me semble nécessaire de voir avec Mme COTTIN, à l’amiable, comment elle envisage la mise en valeur de sa propriété.»
Les travaux sont un désastre, les malfaçons succèdent aux erreurs de conception. La plupart ont été réalisés dans l’illégalité. Si la loi avait été appliquée, Mme Cottin aurait risqué six mois de prison. Pour un bâtiment de la taille et de la qualité de l’hôtel de Coulanges, il est particulièrement surprenant qu’il n’y ait jamais eu de poursuites, alors même que la Commission Supérieure des Monuments Historiques le demandait.
Bien entendu, il ne nous appartient pas de juger cet état de fait, d’autant qu’il y a prescription depuis longtemps. Mais user de ces travaux pour justifier un préjudice qu’aurait subi Mme Cottin…
Il y a prescription, car plus rien n’a bougé dans le bâtiment depuis le milieu des années 90. Les pigeons se sont installés sous les poutres peintes, maculant les planchers de fientes, les arbres ont poussé sur la terrasse, perçant l’étanchéité, bouchant les gouttières, les canalisations ont gelé, entrainant un dégât des eaux du quatrième étage jusqu’au rez-de-chaussée… Il y eu les tentatives d’occupation: un bâtiment comme celui-ci, vide! En 1994, l’intervention des forces de l’ordre dégénère, avec des vitrines brisées dans le quartier. En 2007, la préfecture de Police prévient la propriétaire que «les locaux sont susceptibles d’intrusion à tout moment» et lui demande d’entreprendre des travaux pour y remédier. Rien ne sera fait, jusqu’à notre expulsion. Mais quel est le coût pour la société, de toutes ces interventions de police? Au-delà de la responsabilité évidente des occupants, est-ce qu’il n’y a pas carence de la propriétaire?
La Cour d’appel, bien entendu, n’a pas à statuer là dessus. Devant nos documents, elle reconnaît, quand même, que le bâtiment était vide, qu’il ne peut être mis en location dans de courts délais. Que par conséquent, l’indemnité ne peut être fixée en référence au prix du marché locatif. Elle est donc fixée à 8 000 €. En fait, l’ordonnance de janvier, avec ses 25 000 €, n’avait pas dit autre chose: pour 1500m2, le prix du marché locatif place des Vosges est un peu plus élevé que ça. Dans les deux cas, il s’agit donc d’un préjudice moral. Entre 25 000 et 8 000 €, il n’y a que l’arbitraire des juges. Après tout, nous sommes chanceux, on est loin des 42 millions estimés de la moralité de Bernard Tapie.

Une décision surprenante

Cet article a été publié précédemment sur un libéblog tenu par Jeudi Noir.

Les habitants de la Marquise, l’immeuble réquisitionné de la place des Vosges, ont donc été condamnés en appel vendredi, à être expulsés, mais aussi à payer 8 000€ par mois d’occupation. La dette, fortement réduite il est vrai par rapport à la première instance, ne s’élève donc plus qu’à 90 000€.

Le collectif Jeudi Noir pratique la désobéissance civile, et, même si la Cour d’appel de Paris avait d’autres possibilités, la décision d’expulsion en tant que telle n’est pas une vraie surprise: si la loi prévoit bien la réquisition des logements vacants, sans même attendre quarante-cinq ans, c’est bien entendu dans les textes une prérogative réservée à l’Etat. Aux préfets pour être précis.

Mais il y a dans l’arrêt rendu le 22 octobre de vraies raisons d’être surpris, tant ce dernier marque un durcissement clair par rapport à la jurisprudence habituelle.

D’abord, un petit point sur la nature de la décision: les habitants de la Marquise ont été assignés en référé, c’est à dire en urgence. Ce type de procédure est réservé à un certain nombre de situations précises, caractérisées par un trouble manifestement illicite. Les décisions prises en référé sont exécutoires de droit, ce qui signifie que l’appel n’est pas suspensif, et n’ont pas la valeur de la chose jugée. Ainsi,  on peut toujours demander à être juger «sur le fond» même après le rendu de la décision. C’est donc une voie secours possible en ce qui concerne les 90.000 euros que doivent encore les habitants.

En outre, plusieurs juridictions différentes ont estimé1 que, lorsque le droit de propriété n’était pas exercé, la seule occupation ne constituait pas un trouble à l’ordre public et que la procédure de référé ne pouvait être utilisée. Une décision semblable nous aurait permis de gagner du temps avant l’expulsion. Pour autant, la Cour de cassation ayant récemment rendu une décision contraire [2], il y avait somme toute peu de chance que le référé soit abandonné.

La Cour d’appel aurait pu également décider que le droit de propriété —défini par l’article 544 du code civil comme étant «le droit de jouir et de disposer des choses» —ne semble pas remis en question par la présence de personnes dans les lieux puisque la propriétaire n’utilise pas ce bien et ne justifie d’aucun projet immédiat, et partant de ce constat de ne pas ordonner l’expulsion, comme l’a fait un tribunal de Lyon[3].

La jurisprudence la plus classique [4] constate la compétence du référé et ordonne l’expulsion, mais accorde des délais parfois très importants, y compris en appel. Le record en la matière (à notre connaissance) étant un délai de neuf mois accordé après déjà 18 mois d’occupation. Le plus souvent, c’est un délai prévu par l’article 62 de la loi du 9 juillet 1991 qui s’applique.

Dans sa décision de vendredi, la Cour d’appel a supprimé ces délais —pourtant de droit— au motif que nous serions entrés dans les lieux par voie de fait. Là encore, la Cour innove par rapport à la jurisprudence [5]. La voie de fait, issue du droit administratif, n’est pas définie dans le code civil. Il s’agit d’une atteinte violente à une situation légitime. Dans les situations de squat, la justice est attentive à la manière dont s’est déroulée l’entrée dans les lieux ; l’effraction constituant une violence. Or, non seulement les huissiers mandatés par les représentants de la propriétaire n’ont constaté aucune effraction lors de leurs visites des 1er et 5 novembre 2009, mais le rapport de police établi le même jour à la demande du parquet de Paris atteste qu’il n’y a pas eu effraction. A juste titre. Aussi difficile à croire que ça puisse être, nous sommes entrés en poussant simplement la double porte cochère de la rue de Birague, qui n’était pas fermée à clef. Dans ces conditions, il est extrêmement surprenant de parler de voie de fait qui, non seulement permet de supprimer le délai de deux mois de l’article 62, mais également le bénéfice de la trêve hivernale.

Le dernier point, et probablement le plus révoltant de l’arrêt, concerne les indemnités. Bien entendu, on peut voir le côté optimiste de la chose: les avocats de la propriétaire demandant pas moins de 1.200.000 € pour l’année d’occupation, une dette inférieure à 100.000 € est finalement plutôt clémente. Rappelons que, n’étant aucunement en faute vis-à-vis de l’Etat (ce qui relèverait du pénal), cette somme correspond à une indemnité due à la propriétaire du bâtiment. Si les amendes sont là pour sanctionner une faute, les indemnités doivent répondre à un préjudice. Reste une troisième catégorie, l’astreinte, qui est une condamnation au versement de sommes destinées à respecter au plus vite l’exécution du jugement. Dans notre cas, la partie adverse demandait ainsi, en plus de l’indemnité, 1.500 € par jour à compter du rendu de la décision, si nous ne quittions pas les lieux.

Première curiosité: la juge de première instance nous avait condamnés à 3.400€ par mois depuis l’entrée dans les lieux jusqu’à l’expiration du délai de huit jours qu’elle avait également fixé. Au-delà, l’indemnité passait à 25.000 € (par mois toujours). La Cour d’appel a confirmé ce principe d’indemnité évolutive, même si elle l’a réduite à 8.000€ mensuels pour la deuxième période. En revanche, aucune astreinte n’était ordonnée, malgré les demandes des avocats de la propriétaire. En admettant même le principe d’un préjudice, on voit mal en quoi celui-ci augmenterait brutalement huit jours après une décision de justice, en dehors de tout autre élément. Que le préjudice s’aggrave avec la persistance de l’occupation se traduit par une augmentation du montant total, puisque l’indemnité est mensuelle. L’augmentation du montant de l’indemnité devrait donc être justifiée par un préjudice nouveau venant se rajouter au premier. C’est pourquoi le passage subit de 3.400 à 8.000 € s’apparente davantage à une astreinte dissimulée: l’intérêt est qu’une astreinte doit obligatoirement passer devant le juge de l’exécution des peines, tandis que l’indemnité est exigible immédiatement. D’une certaine manière, les avocats de la propriétaire l’avaient bien compris, puisque l’un d’entre eux a déclaré dans sa plaidoirie que 25.000 € n’étaient pas assez dissuasifs, oubliant ainsi que c’est le rôle de l’astreinte, d’être dissuasive, et non pas celui de l’indemnité.

Quant à savoir si 25.000 € par mois, ne sont pas assez dissuasifs, en fait, ils le sont beaucoup trop: le montant est tellement supérieur aux capacités financières des habitants qu’ils ne pourront jamais le payer, alors qu’un montant en rapport avec leurs revenus pourrait effectivement être exigé.

La question de base est donc celle d’un préjudice. Tout court. A suivre…

1) TGI Paris, 4/09/1997 ; CA Versailles, 16/04/2008 ; CAA Versailles, 15/07/2009.
2) CASS, 20/01/2010.

3) TGI Lyon, 16/11/2009.

4) CA Paris, 17/10/1997 ; CA Paris, 01/09/2005 ; CA Paris, 17/02/2006 ; CA Paris, 15/06/2007.

5) TGI Lyon, 28/04/2003 ; TGI Paris, 21/10/2004 ; TGI Lyon, 25/10/2004 ; TI Paris 11, 20/10/2006 ; TI Villeurbanne, 08/12/2009 ; TI Villeurbanne, 07/01/2010.