Archives par étiquette : Jeudi-Noir

Mais qui est propriétaire du 2, rue de Valenciennes ?

DSC05973dd-300x225

La façade de l’immeuble

Il y a quelques jours, j’ai fait une petite note sur l’histoire du 2, rue de Valenciennes et j’ai évoqué son actuel propriétaire. Aujourd’hui, pour continuer mon petit cycle, je vais essayer de répondre à cette question que vous vous posez tous, mais qui est la SNC 2 rue de Valenciennes ?

Réponse courte : une boite aux lettres.
Réponse longue : une boite aux lettres.

 

Cette Société en Nom Collectif, qui ne comporte pas de personnel, est en effet domiciliée par Sofradom au 102, avenue des Champs-Élysées à Paris, une adresse qui héberge un peu plus d’un millier d’entreprises. Plutôt que d’utiliser les Champs, j’aurais bien proposé la domiciliation par la même société au 155 de la rue du Faubourg saint-Denis, à moins de cinquante mètres de la propriété. C’est deux fois moins cher, mais il paraît que c’est aussi beaucoup moins classe…

Blague à part, une domiciliation de ce genre est assez fréquente et ne porte pas à conséquence, ça donne juste envie de creuser un peu plus.

La fiche d’identité de la SNC indique deux co-gérants, MM. Juan Oliver Mateu et Lasa Ignacio Donato. Ce dernier se présente comme membre « d’un petit groupe familial », formé avec ses frères et sœur et son « vieil oncle ». Même si l’aspect familial semble exact, une simple enquête journalistique aurait montré une situation bien différente…
Le registre du tribunal de commerce indique en effet que la SNC 2 rue de Valenciennes est détenue par trois sociétés distinctes, qui se sont réunies pour l’Assemblée Générale le 26 septembre 2011 :

  • Dolsaprom 2000 SLU, qui détient 1% des parts. Cette société espagnole est représentée par M. Ignacio Lasa Georgas1.
  • Guelnor SL, qui acquière à cette occasion 1% des parts, société espagnole représentée par M. Miguel Oliver Vicens2.
  • Pezulu Holding BV, détenant les 98% restants, société hollandaise représentée par ANT Management (Netherlands) BV, elle-même représentée par M. Pieter Bosse.

Cette dernière société est particulièrement intéressante : Pour l’avocat de M. Lasa, elle est simplement domiciliée à Amsterdam par ANT Management. Pourtant, le compte-rendu de l’AG est formel, non seulement ANT représente la SNC, mais en plus elle envoie un salarié, M. Pieter Bosse, qui préside l’Assemblée en tant que représentant l’actionnaire majoritaire. On est très loin d’une simple domiciliation comme Sofradom qui se contente de réexpédier le courrier.

D’autant que M. Pieter Bosse n’est pas n’importe qui au sein de ANT. Son profil Linkedin montre qu’il était « Managing Director » de ANT Trust and Corporate Services NV, maison-mère de ANT Management, de 2007 à 2013. Il était même, en 2010 et 2011, « Interim Managing Director » de ANT Caribean.
Les documents de la chambre du commerce des Pays-Bas montrent également que ANT est administrateur (« Bestuurder ») de Pezulu, avec le titre de « directeur ».

ANT trust, qui fait aujourd’hui partie du groupe luxembourgeois SGG, est une société financière présente dans le monde entier et notamment dans des paradis fiscaux. Les services rendus par cet ensemble de société couvrent la domiciliation et la gestion, bien sur, mais aussi l’optimisation fiscale.

Notons que rien ne prouve que les propriétaires de l’immeuble utilisent les services de société outre-mer (ce qui ne serait de toute façon pas illégal en soi) : la chambre du commerce néerlandaise n’enregistrant pas les actionnaires s’ils ne sont pas uniques, on ne peut connaître directement les actionnaires de Pezulu. De fait, les Pays-Bas sont déjà considérés comme un paradis fiscal européen.

Car, je vous le dis tout net, j’ai beaucoup de mal à croire M. Lasa Georgas lorsqu’il dit que ce montage financier ne génère aucun avantage fiscal. Je ne m’avancerai pas sur ce sujet, car je suis loin de maîtriser l’art de la finance, mais la technique consistant à faire remonter les bénéfices vers un pays à la fiscalité faible est a priori un grand classique. Est-elle utilisée dans ce cas ? Les huit derniers comptes sociaux sont disponibles ici, je suis preneur de toute explication, notamment sur les capacités à se désendetter lorsque le résultat net est négatif.

——————————————————————————————–

  1. Il y a des variantes dans l’ordre des noms, mais a priori il s’agit de la même personne.
  2. Plusieurs indices tendent à montrer que Miguel Oliver Vicens fait partie de la famille de Juan Oliver Mateu.

Une histoire du 2, rue de Valenciennes

Cadastre Vasserot

Cadastre Vasserot, entre 1810 et 1823

Si vous lisez cette note, vous devez déjà être au courant, mais qu’importe : depuis le début du mois de janvier 2013, l’association Droit au Logement et le collectif Jeudi Noir soutiennent l’occupation d’un immeuble dans le Xe arrondissement de Paris, rue de Valenciennes. (Et, oui, je suis à la pointe de l’actualité…)
Les propriétaires de l’immeuble, comme d’habitude dans ce genre de cas, ont engagé une procédure pour obtenir l’expulsion des occupants. Après quelques péripéties juridiques, le jugement a été mis en délibéré au 11 septembre. Les habitants auront alors une vision un peu plus précise de leur devenir, sachant qu’ils n’ont de toute façon pas vocation à demeurer sur place.
Beaucoup de choses ont été dites sur cet immeuble, et ça fait quelque temps que je voulais faire une série de billet dessus.
Petit aperçu historique de l’immeuble et de sa rue :
Si l’on remonte au début du XIXe siècle, la rue de Valenciennes n’existe pas. Le cadastre de Vasserot, dessiné entre 1810 et 1836, nous montre en effet un seul îlot gigantesque dont seules les franges sont bâties. L’îlot est limité au Sud par la rue de Paradis, à l’Est par la rue du faubourg saint-Denis, à l’Ouest par la rue du faubourg Poissonnière, et au Nord par le chemin de ronde de la barrière de saint-Denis qui deviendra le boulevard de la Chapelle. La barrière, c’est bien entendu la barrière d’octroi qui fixait alors la limite de Paris.
Cette situation ne va pas perdurer longtemps. Dès 1823, la rue La Fayette traverse l’îlot en diagonal. Une première partie de ce qui constitue aujourd’hui la rue de Valenciennes est ouverte en 1827, entre la récente rue La Fayette et l’actuelle rue saint-Quentin, comme on le voit sur le plan parcellaire Vasserot-Bellanger (sous le nom de rue Charpentier).
Ce n’est qu’à la fin du second empire que la rue de Valenciennes, qui a pris ce nom en 1845, débouche enfin sur la rue du faubourg saint-Denis. A l’époque, la parcelle n’était pas divisée et allait jusqu’à l’angle des deux rues. Et c’est probablement vers 1910 que cette division a lieu, puisque c’est la date de construction des bâtiments principaux de la parcelle, et celle de l’inscription aux hypothèques d’une cour commune entre la parcelle occupée et la parcelle d’angle nouvellement créée.
On retrouve la trace de l’immeuble dans un permis de construire en date de 1985, qui prévoit la démolition du hangar occupant la cour principale et la création d’un accès pour les voitures sur la rue de Valenciennes, et dans une demande de ravalement en 1992.
En 1993, une portion du sous-sol, à près de 18 mètres sous la surface, est expropriée pour permettre le passage du RER E alors en travaux.

C’est en mars 2004 que le propriétaire actuel, la société en nom collectif du 2, rue de Valenciennes, acquière l’ensemble pour un prix de 2 765 000 €. Un temps envisagée par le ministère, la réquisition de l’immeuble n’est plus à l’ordre du jour, car la SNC a mis en vente l’immeuble. La mairie de Paris, toujours en recherche d’emplacement pour développer le parc social dans cette zone en déficit, souhaite logiquement le préempter. Aux dernières nouvelles, les négociations achopperaient sur l’aspect financier, la ville de Paris ne proposant que 4 300 000 € (plus-value de 56 %) quand la SNC demande 7 200 000 € (plus-value de 160 %).
En absence d’accord amiable, c’est le juge de l’expropriation, intégré au TGI de Paris, qui aurait a fixer le prix de vente, en le justifiant par comparaison de ventes équivalentes, afin de ne spolier aucune partie.

Si vous avez noté que je n’ai pas encore parlé de la surface du bâtiment, c’est qu’en absence de relevé des bâtiments, il y a une incertitude sur cette surface : dans un document juridique, les propriétaires donnent une superficie de 1 745 m², quand le permis de construire de 1985 n’en donne que 1 348, alors que l’ensemble immobilier n’a pas fait l’objet de travaux d’agrandissement depuis. Il y a là une incohérence sur laquelle la justice devra se pencher.

Rue de Sèvres, le soulagement

IMG_9634Dernière étape d’une procédure déjà vieille de cinq ans, la Cour d’Appel de Paris a condamné hier huit jeunes précaires à payer 23 000 euros à une propriétaire multi-millionnaire. Leurs faute ? S’être abrité pendant quinze mois, d’avril 2008 à juin 2009, dans un immeuble à l’abandon.

S’il y a parfois des personnes qui ne sont pas éloignées de la caricature du richissime vieillard acariâtre, la propriétaire du 69, rue de Sèvres en fait partie. Domiciliée fiscalement en Belgique, possédant en nom propre plusieurs appartements et immeubles à Paris et Neuilly, détenant des parts dans une société immobilière luxembourgeoise, elle laisse véritablement pourrir sur place une part non négligeable de son patrimoine, au grand désespoirs des municipalités concernées.

Non réquisitionnable par les limitations de la loi de 1998, l’immeuble reste toujours vide, malgré les menaces qu’il pourrait faire courir aux voisins et au passant : les nombreuses infiltrations causent des dégâts à la structure en bois de cette construction du XVIIIème siècle.

Pourtant, c’est avec un soupir de soulagement que la nouvelle de la condamnation a été accueillie par les personnes concernées. C’est que, condamnées en première instance à 80 000 euros, elles s’en voyaient réclamer 245 000 par la propriétaire. Cette dernière réclamait en effet les loyers d’un immeuble qu’elle n’avait jamais mis en location. Elles n’auraient jamais pu inventer cet argent qu’on leur demandait. Au moins, 23 000 euros, même si c’est un effort financier conséquent pour les anciens habitants de la rue de Sèvres, c’est une somme qui pourra être payer. Et mettre fin à l’angoisse de ces cinq ans de procédures, ne plus avoir à vivre au jour le jour est la priorité de tous.

A juste titre, la Cour a estimé qu’en l’absence d’activité dans l’immeuble (pour les étages, on parle en décennies de vacance…), la propriétaire ne pouvait se prévaloir d’un quelconque préjudice économique. En revanche, elle a estimé que la seule atteinte à la propriété causait un préjudice à hauteur de 1500 euros par mois. Pour ma part, je n’arrive pas à considérer cette somme autrement que comme un enrichissement sans cause de cette propriétaire.

Certes, la justice applique le droit et non la morale. Mais quel préjudice à être passé dans un immeuble à l’abandon ? Quel montant pour ces indemnités ? Hier, l’État a également été condamné, pour la violation des droits fondamentaux. Alors que ce dernier a l’obligation légale d’héberger, il a mis à la rue plusieurs familles avec enfants. Résultat ? Une astreinte de 75 euros par jour, soit 2250 euros par mois. Quand on regarde la jurisprudence sur cette obligation d’hébergement, on se rend compte que c’est une des astreintes les plus importantes, dans la plupart des cas, elles n’existent même pas.

Alors parlons droit, parlons préjudice et indemnité. Voir un de ses immeubles vide occupé par des personnes qui n’ont pas d’autres choix pour s’abriter, cause-t-il réellement un préjudice supérieur ou même comparable à celui de devoir dormir à la rue, sous la pluie ?

Aujourd’hui, non, si je fête avec ces amis leur soulagement, je me refuse à parler de victoire.

Un triste anniversaire

Logo de la Marquise

Voici deux ans, les forces de l’ordre expulsaient la Marquise. Notre Marquise. Au départ, ce n’était qu’un nom de code parmi d’autres. Un subterfuge méfiant pour ne pas donner d’adresse dans nos échanges. Au fil du temps, après l’installation, elle a acquis sa majuscule, au gré des moments de joies comme des coups durs. Véritable personnification d’un combat, je veux croire que tous ceux qui l’ont connu se souviendront d’elle avec un pincement au cœur.

La Marquise, ce sont quarante-cinq personnes qui ont vécu plus ou moins longtemps dans ce bâtiment. Avec, en permanence, entre trente et trente-cinq habitants, et un apprivoisement progressif au début, quand il fallait traverser la cour enneigée pour chercher un sceau d’eau froide pour se laver. Des derniers mois plus organisés, avec une Amap, un cinéclub, des musiciens dans la cour, et ces journées du patrimoine, où les guides du musée Carnavalet amenaient leurs groupes de touristes, pour qu’ils visitent le seul hôtel particulier du Marais ouvert au public ! La Marquise aura été un lieu de vie, intense.

Le jour de l’expulsion, Renaud Vedel, de la Préfecture de Police, déclarait à qui voulait l’entendre, et surtout aux journalistes, que le bâtiment ne resterait pas vide, que par la grâce de la vente du deuxième immeuble vacant de la propriétaire, il y aurait un projet immobilier, sur ce bâtiment.

Le temps a passé. De directeur-adjoint du cabinet de Michel Gaudin, Renaud Vedel est devenu directeur-adjoint du cabinet de Manuel Vals. Les grands commis d’État ne font pas de politique.

La Marquise est restée vide, seule. Un gardien et son chien empêchent les visites de manants qui voudraient rentrer. Un carcan d’acier a été dressé sous les arcades, contre les boiseries de la porte. Pas l’ombre d’un projet, pas l’ombre d’une étude pour elle. La propriétaire l’avait tant massacrée qu’elle aurait risqué jusqu’à six mois de prison ferme si elle n’avait pas eu les appuis suffisants pour bloquer toute procédure. Mise sous tutelle depuis bien avant notre entrée dans les lieux, elle n’a plus le droit de rien faire. La tutrice, plutôt que d’engager des travaux, préfère dépenser l’argent à payer des vigiles. Les héritiers se déchirent déjà à coup de procès. Bref, tout est réuni pour que le désastre de cette vacance perdure.

Les anciens habitants, eux, sont toujours menacés de saisies. Si rien ne se passe, si les actions semblent suspendues, il leur est difficile d’oublier. Depuis deux ans, quatre enfants sont nés, un cinquième arrive. Faut-il qu’ils grandissent endettés ?

Quand je passe devant la Marquise, je ne peux m’empêcher de penser à elle. Ont-ils pris soin d’enlever la terre qui s’accumulait dans les gouttières ? Ont-ils pensé à mettre cette bâche, au dessus de la fuite de la terrasse ? Et ces fenêtres dont les vitres dégringolaient, parce que le verre était trop épais, le mastic trop vieux ?

Oui, je tremble de l’état dans lequel elle se trouve. Parce que je sais comment nous l’avons trouvé, je sais comment nous l’avons « rendu ». S’il vous plait, faites quelque chose de ce bâtiment. Pas pour nous. Pour elle.

Génération Identitaire, Jeudi Noir, quelle différence ?

Ainsi donc, les condamnations sont unanimes après l’occupation du chantier de la mosquée de Poitiers par 70  membres du groupe Génération Identitaire. Trois ou quatre occupants se présentant comme des organisateurs ont été placés en garde à vue.

Occuper un bâtiment ? C’est une technique que je connais bien, la pratiquant (assez) régulièrement. Mais est-ce vraiment ce qui pose problème dans le cas précis ?

Sur bien des points, l’opération d’hier peu paraitre semblable à celles menées par Jeudi Noir ou d’autres : le repérage préalable qu’on imagine, l’entrée nocturne, le choix d’une cible emblématique, et surtout la médiatisation, avec une équipe de journaliste « intégrée » et d’autres prévenues par texto au petit matin. Pourtant, même en dehors du discours haineux qui n’est évidemment pas partagé par Jeudi Noir, les circonstances légales  de l’occupation sont différentes :

L’action de Génération Identitaire n’est pas comparable aux squats ou tentatives de squats telles que celle dont j’ai fait le récit. Le point essentiel dans le cas du squat, c’est la vacance du bâtiment : c’est uniquement cette vacance qui donne la possibilité de s’installer dans la durée, c’est cette vacance qui fait la limite entre la légalité et l’illégalité.

À Poitiers, la mosquée était en chantier, donc non vacante, et juridiquement sous la responsabilité de l’entreprise de construction. La jurisprudence reconnaissant la notion de domicile d’une personne morale, je serais curieux de savoir si elle étend aux chantiers les protections qui bénéficient aux bureaux.

Cette action diffère également des visites d’agences immobilières ou des visites d’appartement que Jeudi Noir pratique également : les agences sont évidemment des lieux ouverts au public, comme tout magasin, et nous ne « visitons » les appartements qu’en profitant des visites organisées par les propriétaires pour louer leurs biens (à des prix prohibitifs, donc). Par ailleurs, dans ces deux cas, nos visites ne durent pas plus d’une heure.

Une dépêche AFP nous précise les faits qui sont reprochés aux trois personnes interpellées : Manifestation non autorisée, provocation à la haine raciale, participation à un groupement en vue de la préparation de dégradation de biens en réunion, vol et dégradation en réunion. L’État voit large dans les qualifications, ce qui risque au final de bénéficier au groupe en cause.

La manifestation non autorisée : c’est le premier point qui pose problème, la loi ne sanctionnant que l’organisation une manifestation « sur la voie publique ». Clairement, le chantier n’est pas une voie publique, et cette qualification sera immanquablement abandonnée rapidement s’il y a des poursuites ultérieures. Paradoxalement, c’est le seul point qui permettait de n’arrêter que les organisateurs, toutes les qualifications suivantes s’appliquant à l’ensemble du groupe.

Participation à un groupement en vue de la préparation de dégradation de biens en réunion : derrière la grandiloquence des termes, il n’y aura probablement rien. Les gens de Génération Identitaire ne sont sans doute pas des imbéciles, et ils auront pris soin de ne pas saccager le chantier. Ne serait-ce que parce qu’ils souhaitent se donner une image respectueuse. Pénétrer dans un chantier et l’occuper sans rien casser ne présente aucune difficulté. Pour information, c’est une qualification souvent retenue contre les squatteurs, car la police estime qu’elle permet d’expulser « en flagrance ». A ma connaissance, sur 4 ou 5 faits ayant donnés lieu à des gardes à vue, seul un a fait l’objet de poursuites, qui se sont soldées par des relaxes. Il y a fort à parier qu’il en sera de même ici sur ce point.

Vol et dégradation en réunion : il s’agit d’une dizaine de tapis de prières déplacés sur le toit et endommagés par la pluie. J’ai du mal à croire qu’ils aient été assez idiots pour déplacer ou abimer des tapis, dans une action où l’intervention de la police était inévitable, mais c’est effectivement un moyen de les poursuivre. Simplement, même en tenant compte de la charge symbolique, est-ce qu’une dizaine de tapis qui ont pris l’eau sont à la hauteur du malaise ressenti devant cette action ?

Reste la provocation à la haine raciale. C’est évidemment l’aspect crucial et le seul qui puisse être sérieusement exploité. Mais sur ce point, ce n’est pas trois ou quatre personnes qu’il fallait interpeller, mais l’ensemble du groupe. Rappelons que lors de la manifestation de musulmans à Paris, c’est la quasi totalité des manifestants qui a été interpellé. Alors même qu’il n’y avait ni vol, ni dégradation !

Faut-il interdire Génération Identitaire, comme le demande une partie de la gauche ? Probablement. Fallait-il  attendre cette occupation ? Bien sur que non. On peut dire ce qu’on veut, mais le discours tenu hier n’est pas une surprise, il est tenu par ce collectif et quelques autres, librement, depuis quelques temps. Ce n’est pas la médiatisation qui fait l’illégalité. Quelle différence y a-t-il entre un groupe qui assume une déclaration de guerre et un autre qui appelle au Jihad ? Il faut reconnaître que certaines déclarations de politiques sont bien guerrières également et participent largement à désinhiber ces discours.

Pour autant, une dissolution de ce groupuscule ne suffira pas. D’une part, parce que ce genre d’action ne nécessite pas de groupe structuré et qu’on ne peut pas empêcher quelques dizaines de personne de se réunir. Une politique de lutte contre les propos et les atteintes racistes devrait être mise en œuvre, et ces derniers largement sanctionnés dès qu’ils ont lieu. Malheureusement, cette lutte qui doit être quotidienne et serait invisible ne semble pas être la priorité des politiques : il suffit de se rappeler l’expulsion forcée des Roms d’un campement à Marseille, qui, au regard de la loi française, était bien plus grave que l’occupation de cette mosquée. Tolérer de faire ne serait-ce que d’un seul groupe de population un bouc émissaire, c’est ouvrir la porte à tous les racismes, c’est faciliter une montée constante de la violence en cette période de crise.

Une occupation (4)

Ce billet est la suite de celui-ci

Mardi.

Dès neuf heures du matin, les militants qui le peuvent nous rejoignent à l’intérieur. On commence à multiplier les entrées et sorties, mais nous restons dissimulés dans l’arrière du bâtiment. Vers dix heures, on envoie un communiqué de presse qui donne rendez-vous au métro Bourse, mais sans préciser l’adresse. A onze heures, enfin, on annonce l’adresse aux médias, les premiers élus arrivent et nous déployons les banderoles en façade. Les commerçants de la rue commencent à se rendre compte qu’il se passe quelque chose. Comme on est sorti devant la porte pour accueillir les arrivants, le patron de l’agence immobilière en face vient nous voir. Il nous demande le but de notre occupation, on le rassure en lui disant que ce sera un immeuble d’habitation. Il n’y aura pas de concert avec des centaines de personnes buvant et fumant dans la rue… Il en profite pour nous confirmer que l’immeuble est vide depuis des années, et qu’il trouve cela scandaleux qu’il ne soit pas loué. C’est vrai que, pour les affaires, ce serait préférable.

Pendant que les élus du front de gauche et d’europe écologie les verts discutent avec les journalistes, quelques socialistes nous annoncent leurs venues pour l’après-midi. Le maire de l’arrondissement vient nous apporter son soutien. A la porte, on s’étonne de l’absence de réaction de la police : lors de notre dernière tentative, une semaine avant le premier tour des présidentielles, les compagnies d’intervention avaient mis six minutes chrono après le communiqué de presse pour venir bloquer les accès. C’est notre petit bonhomme de la Direction des Renseignements de la Préfecture de Police (DRPP) qui arrive le premier et nous pose les questions habituelles avec son accent chantant : « Depuis quand êtes-vous installés, combien êtes-vous, est-ce que TF1 est là ? » Comme on avait prévu de manifester devant le sénat pour le début de l’examen du projet de loi sur le logement, la police nous attendait là-bas. C’est vrai que nous ne les avons pas prévenu de ce changement dans notre agenda. Il nous affirme qu’en tous les cas, il n’y aura pas de blocus comme il y en avait eu avenue Matignon. C’est vrai que Nicolas Sarkozy n’avait pas apprécié qu’on ait une vue directe sur ses appartements privés de  l’Elysée. Lorsque deux civils du commissariat de quartier arrivent, nous faisons les présentations. Nous présentons la preuve de notre présence, dans une ambiance détendue. Lorsque le commissaire de l’arrondissement arrive, nous plaisantons avec lui, il sait bien que, s’agissant du DAL et de Jeudi Noir, il sera dessaisi au profit de la Direction de l’Ordre Public et de la Circulation (DOPC) à la Préfecture de Police (PP). Il n’aura aucune décision à prendre, à peine sera-t-il informé des évènements.

Comme le nombre de policiers augmente lentement, et que ceux-ci ne bloquent pas les accès du bâtiment, bon nombre de militants vont chercher de quoi se sustenter. Les pates à l’eau du sous-marin, ça commence à bien faire, et de toute façon, il n’y en a plus. Profitant de ce qu’on ne surveille pas la porte, un individu entre à grand pas dans le hall, sans dire un mot aux militants. C’est un « en bourgeois » en sweat à capuche, qu’on arrête au rez-de-chaussée. Quand nous lui demandons calmement de sortir, il a le culot de nous reprocher notre manque de politesse.

L’AFP nous prévient qu’Allianz n’est finalement pas le propriétaire du bâtiment, mais n’était que le locataire. Ils ont quitté les lieux depuis plusieurs années déjà. D’autres sources, que nous pouvons interroger maintenant que l’adresse est connue, nous disent que les réels propriétaires sont deux caisses de retraites.

Deux gradés de la PP arrivent, que nous surnommons « Feuille de Laurier » et « Feuille de Chêne », d’après leurs képis. Feuilles de Chêne demande à voir la commande de la ligne Internet, que nous présentons à nouveau, puis décide que finalement, il nous faut un constat d’huissier. Il sait pourtant très bien que, depuis le constat d’occupation de l’avenue Matignon, les huissiers ont eu des ordres de ne plus faire de constat pour des squatteurs…

On sent que la situation se dégrade peu à peu. Les tractations ne se font plus au niveau de la préfecture de police, mais directement dans les cabinets des ministères. Signe inquiétant, les quelques socialistes qui avaient prévu leurs visites se trouvent subitement des réunions importantes. En effet, quelques instants plus tard, les véhicules de la 12ème compagnie d’intervention de la DOPC s’arrêtent devant le bâtiment, et les hommes bloquent toutes les entrées dans le bâtiment. Les nouveaux et les journalistes ne comprennent pas encore très bien, mais pour nous c’est l’évidence, l’expulsion est quasi inéluctable. Pourtant, d’autres squats ont ouvert avec bien moins de preuve que les nôtres… Petit à petit, les personnes qui étaient parties pour se nourrir reviennent et doivent rester à la rue, notamment une des mères de famille. Elles sont même rapidement chassé de devant la façade, où nous pouvions discuter avec elles, pour être positionnées à un carrefour des environs. Après négociation, la police nous autorise un peu de nourriture. Il était temps, nous n’avions plus qu’un peu de pain de mie pour les enfants. Là encore, les vidéos de bottes de carottes essayant de passer par dessus les boucliers des CRS ont dû être un mauvais souvenir de la police. Comme ils ne veulent tout de même pas autoriser des militants à se rendre devant l’immeuble, ce sont les policiers eux-mêmes qui font les navettes. Dans le même temps, un poste de commandement est installé dans une boutique en face de l’immeuble. Feuille de chêne et Feuille de laurier y font des aller-retours, vissés au téléphone.

Nous aussi, nous l’utilisons, et les militants du coin de la rue nous donnent des nouvelles des renforts. A l’est, la gendarmerie mobile, cinquième escadron, deuxième groupement, première légion, vient d’arriver. Le panier à salade aussi, avec les autres véhicules de la 12ème compagnie, qui se tiennent hors de notre vue à l’ouest, dans une voie perpendiculaire. Bientôt, les moblots viennent remplacer les compagnies d’interventions.

Nous avons fermé la porte d’entrée à double tour lors de l’arrivée de tous ces gens, mais Feuille de Chêne veut absolument une démonstration de nos clefs. Il éloigne un peu ses troupes de la porte, et on le fait entrer dans le sas pour lui montrer de l’intérieur que oui, nous pouvons bien fermer et ouvrir. Des journalistes, qui commencent à trouver le temps long, en profitent pour sortir. Quelques instants plus tard, alors qu’une deuxième équipe souhaite sortir, les forces de l’ordre en profitent pour enfoncer la porte et investir ce sas. Pourtant, ils n’ont pas encore l’ordre d’intervenir, puisqu’ils ne franchissent pas la deuxième porte, et ne pénètrent pas plus avant dans le bâtiment.

Un petit détachement de la Force d’Intervention de la Police Nationale, la brigade anti-commando, passe devant le bâtiment, harnaché de toute part. Passant par les immeubles voisins, ils viennent prendre position sur notre toit. Depuis une fenêtre du dernier étage, nous échangeons quelques coucous. Ils veulent nous empêcher de s’y réfugier : lors d’une autre expulsion, un individu a passé plus de six heures en équilibre sur une corniche d’un deuxième étage, forçant l’intervention des pompiers. Le négociateur du GIGN a été surpris que sa demande soit simplement de pouvoir récupérer ses affaires, qui autrement auraient été jetées. Cependant, nous ne sommes pas là pour mettre des vies en danger. Sur un toit en pente, sur du zinc humide, on refuse de prendre des risques.

Derrière la baie vitrée du rez-de-chaussée, on observe le matériel déployé : pinces coupantes de plus d’un mètre d’envergure, béliers, marteaux, pieds de biches… Eux n’ont pas à se préoccuper des effractions ou dégradations, ils sont couverts. Sur le trottoir devant la porte, une chaine les gênerait pour nous transporter ; elle est sciée promptement.

Pour autant, la diplomatie ne ménage pas ses efforts : en pleine séance d’examen de la loi sur la mobilisation en faveur du logement, un sénateur évoque notre situation. Le cabinet du ministère du logement nous fait savoir qu’il a officiellement demandé à son homologue de l’intérieur que nous ne soyons pas expulsé. Après coup, Cécile Duflot jugera « incompréhensible » notre éviction. C’est peut-être son poids réel au sein du gouvernement, qu’elle n’a pas bien compris.

Néanmoins, son intervention nous permet de « négocier ». Avec la police sur le toit, les gendarmes dans le sas du bâtiment, le directeur adjoint du cabinet de la Préfecture de Police nous appelle à la fenêtre. Nous montrons, une nouvelle fois, notre commande internet, mais elle est évacuée d’un revers de main : on nous explique qu’il faudrait qu’ils fassent des vérifications pour savoir si nous avons réellement passé cette commande, si nous ne leur présentons pas un faux. Ils n’ont pas le temps, il faut expulser avant. L’histoire, la vraie, celle des vainqueurs, c’est que nous sommes entrés ce matin. Pour justifier l’intervention de la police, on nous reproche une infraction. Laquelle ? Pas de réponse, nous n’avons pas à savoir.

Dans le même temps, la police nous garantit qu’il n’y aura pas de garde à vue, pas de contrôle d’identité. Pourtant, il paraît que ce sont des choses qui se font, lorsqu’on arrête des gens en flagrant délit ! La discussion tourne court assez rapidement : on ne va pas résister, ça ne servirait à rien, mais de là à ouvrir la porte et sortir volontairement…  La fenêtre se ferme. Officiellement, notre négociateur va en référer à sa hiérarchie. En pratique, tout le monde sait depuis longtemps que la décision a déjà été prise.

A l’intérieur, nous ne sommes plus qu’une grosse vingtaine, dont quatre enfants. Les matelas ont été descendus dans le hall, les affaires regroupées. Ne restent plus que les banderoles en façades. En plus de mes affaires personnelles, je m’occupe de celles des militants qui étaient sortis acheter à manger et n’ont pu rentrer. Ils sont toujours privés de leurs papiers, de leurs lunettes… On se regroupe au rez-de-chaussée, en arc de cercle dans le hall. Les enfants sentent la nervosité ambiante et se tiennent sages. Seul le plus petit s’agite dans sa poussette. Enfin, les opérations sont déclenchées. A travers la verrière, nous voyons la brigade anti-commando descendre la façade en rappel entre le cinquième et troisième étage, pour prendre position sur le dernier élément de toiture qui échappait à leur contrôle. En bas, un simple coup de masse a fait exploser la serrure qui fermait la porte intérieure du sas. Casqués, avec leurs boucliers transparents, les gendarmes mobiles investissent le bâtiment. Pendant plusieurs minutes, nous nous regardons en chien de faïence : un peloton doit vérifier qu’il ne reste personne dans les étages avant de procéder à l’extraction proprement dite. Seuls un gendarme et un militant tournent autour de nous pour filmer mutuellement la scène. Enfin, un deuxième peloton vient prendre position derrière nous : nous sommes complètement encerclés. Posant leurs boucliers, ils s’approchent d’une extrémité de notre ligne pour soulever les habitants. Les enfants se mettent à pleurer. Soulevé à mon tour, je refuse de marcher puis me ravise en passant devant la poussette. Seul moment cocasse, avant de passer la porte, les deux gendarmes qui me tiennent fermement se rendent compte que nous ne passerons pas à trois de front. Il faut bien quelques secondes pour que l’un se décide à me lâcher le bras. Dehors, je suis rapidement propulsé derrière la rangée qui protège la zone d’opération, et me retrouve au milieu des militants venus nous soutenir.

Quelques minutes suffisent pour sortir les habitants restant. On sent que la police n’est pas trop sûre d’elle-même, sur la légalité de cette expulsion. Nos matelas nous sont rendus immédiatement, des hébergements sont trouvés pour les familles sans abris. C’est assez inhabituel pour être signalé. Nos menaces implicites de poursuites judiciaires auraient-elles fait peur ?

Une occupation (3)

Ce billet est la suite de celui-ci

Dimanche, lundi.

L’attente. Nous sommes maintenant bien installés. Hier, grâce à un vieux téléphone, nous avons récupéré un numéro interne à l’immeuble, ce qui nous permet de demander un abonnement internet. Cette demande, datée, peut nous servir de point de départ pour le délai de 48h, vieille légende du squat qui reste couramment utilisé même par les autorités, malgré son fondement légal plus que léger. Evidemment, nous ne pouvons avoir aucune preuve de notre entrée dans les lieux au préalable : on ne prévient pas la police quand on entre. Un petit jeu de société et quelques jeux de cartes nous permettent de faire patienter les enfants et nous, mais l’ennui se fait sentir. La légère angoisse liée à l’incertitude de notre situation, qui ne se dissipera qu’après l’arrivée de la police, n’arrange rien. La cuisine nous permet de nous faire des pates, mais les menus manquent de variété, et surtout de produits frais. La rue est tellement calme, que je quitte le bâtiment à 18h, avec quelques autres, qui ont des obligations le lundi. J’ai, pour ma part, quelques papiers administratifs à faire signer et à rendre à mon école. Et puis, une douche ne me fera pas de mal.

Nous avons décidé de ne nous déclarer que le mardi, pour que la demande internet fasse bien 48h révolues, et aussi parce que c’est le premier jour d’examen de la loi sur le logement social. Autant coller à l’actualité. Curieusement, alors que d’habitude les journalistes sont friands de nos aventures, pour vivre la veille de l’intérieur, cette fois personne ne souhaite vraiment se déplacer. Seule l’AFP prévoit de venir, le mardi matin.

Je retourne au 24, rue saint-Marc le lundi soir. La dernière nuit avant l’officialisation d’un bâtiment est toujours un peu particulière. Cette fois-ci, je suis plutôt confiant : alors que les derniers mois de Sarkozy avait vu une politique d’expulsions systématiques et illégales des squats, depuis l’arrivée de Hollande, plusieurs ouvertures ont montré qu’il y a, non pas une tolérance, mais un simple respect des lois les concernant. Notre bâtiment ne présente aucune trace de péril ou d’insalubrité, et nous avons un élément de preuve pour contrer le délai de flagrance. Par ailleurs, s’il est situé dans le centre de Paris, il ne s’agit pas pour autant d’un quartier « sensible » ; il n’y a pas de ministère ou d’ambassade à proximité. On en discute, tout en affinant le programme du lendemain. A quelle heure envoyer le communiqué de presse, comment prévenir les élus, les journalistes de confiance ? Dans la nuit, on enlève la pancarte « à louer » de la façade.

Ce billet se poursuit ici

Une occupation (2)

Ce billet est la suite de celui-ci

Samedi.

Nous n’avons pas pensé au café. Le manque se fait sentir, après une nuit plutôt courte. Les croissants industriels qui nous servent de petit déjeuner sont toujours aussi mauvais. Compte tenu de la chaleur qu’il fait dans ce bâtiment, nous avons bu nos bouteilles d’eau plus rapidement que prévu. Il y a l’eau du robinet, bien sûr, mais dans quel état est-elle après avoir stagné dans les canalisations ? Dans les siphons des cuvettes de toilettes, l’eau s’est complètement évaporée, ce qui montre qu’elles ne sont plus utilisées depuis bien longtemps. A la lumière du jour, nous procédons à une nouvelle visite du bâtiment. D’un plan carré, ce dernier s’organise en quatre ailes autour d’une cour centrale d’une dizaine de mètre de coté. Au rez-de-chaussée, cette cour est recouverte par une grande verrière qui a dû être construite dans les années 80, offrant ainsi une grande pièce parfaite pour les réunions ou les conférences de presse. Les premier, deuxième et troisième étages forment un carré complet, mais les quatrième et cinquième sont ouverts au Nord, avec un petit toit terrasse au dessus du troisième. Il faudra sécuriser les fenêtres pour empêcher l’accès, car aucun garde corps ne protège de la chute sur ce toit. Deux escaliers et deux ascenseurs, à l’ouest, desservent les étages. La redondance apporte encore plus de sécurité. Bien entendu, il faudra condamner les ascenseurs, pour ne pas prendre le risque qu’une personne reste bloquée entre deux étages ou tombe dans la cage. La disposition de l’immeuble fait qu’aucun voisin n’a de vue sur la cour intérieure, ni sur la verrière, ni sur les fenêtres des étages. C’est assez appréciable de pouvoir les ouvrir et prendre un peu l’air pendant que nous sommes encore en « sous-marin », comme nous appelons cette phase avant l’officialisation du bâtiment. Le principal souci de ce bâtiment, pour nous, c’est que les ailes sont finalement très étroites : à peine trois mètres de large. Du coup, certaines pièces se commandent, ce qui complique la séparation en appartement. Certains étages aussi sont très peu cloisonnés. L’open-space, c’est déjà pas top pour du bureau, mais pour vivre, c’est totalement impossible. Malgré tout, l’immeuble entier peut accueillir sans difficulté une quarantaine de personnes, tout en respectant leur intimité.

Le premier sous-sol comporte plusieurs salles de réunion. L’une d’elle, en longueur, pourra servir de salle de cinéma. Il y a surtout une cuisine, avec plaques électriques, évier, et des emplacements pour un frigo et un lave-vaisselle. En attendant d’installer une cuisine plus commode dans les étages, celle-ci sera parfaite. Le deuxième sous-sol, par contre, devra être protégé car il ne contient que les installations techniques du bâtiment : électricité, chauffage, machinerie d’ascenseur… Il ne faudrait pas qu’un enfant vienne y jouer.

Dans un bureau du rez-de-chaussée, nous faisons une découverte intéressante : un sac plastique contient l’ensemble des clefs du bâtiment, avec les indications des serrures correspondantes. L’une d’entre-elles, particulièrement, nous intéresse, puisqu’elle est marquée « entrée ». On l’essayera dans la nuit, disposer des clefs est toujours un avantage. Je commence à faire le relevé du rez-de-chaussée pour établir un plan d’évacuation, et pour que les nouveaux arrivants puissent se repérer un peu. Et puis, c’est aussi pour m’occuper un peu : le temps passe très lentement, dans ce bâtiment, sans téléphone, sans ordinateur. Julien, en partiels lundi et mardi, révise son droit. Finalement, c’est à l’extérieur qu’il se passe le plus de chose : des recherches internet nous en apprennent un peu plus sur le bâtiment. D’une superficie de 1 500 mètres carrés, il a été construit en 1894 et bénéficie d’une protection patrimoniale au titre du plan local d’urbanisme (PLU) de la ville de Paris. Dans le détail, de tout ce qui est protégé, il ne reste vraiment plus que la façade, tout le reste est irrémédiablement détruit. Surtout, le PLU nous confirme que l’immeuble est dans la zone de protection de l’habitation, ainsi que dans la zone de déficit en logement social. Ce n’est pas une surprise, de toute façon, c’est le cas de tout le centre historique et de l’ouest parisien. Malgré un effort réel, le 2ème arrondissement n’est encore qu’à 4,5% de logements sociaux.

Tous les indices que nous trouvons sur le bâtiment pointent vers les Assurances Générales de France. AGF, qui a été absorbée par Allianz en 2009, et Allianz, qui a son siège social au coin de la rue. C’est un peu léger, mais vue la situation, on ne peut pas faire mieux. On en conclut, à tort, que le bâtiment leur appartient. De toute façon, internet nous apporte la preuve que le bâtiment est possédé par une personne morale, c’est le plus important. Les deux seuls immeubles appartenant à des particuliers que nous avons occupé sont aussi les deux seuls qui nous ont coûté très cher. Pourtant, ce sont ceux qui étaient vacants depuis le plus longtemps, et ils sont à nouveaux vides alors que nous les avons quittés depuis plusieurs années.

Dans l’immédiat, le plus important, c’est de prévenir le DAL. Nous pourrions garder l’immeuble entier pour nous, le nombre de jeunes mal logés est malheureusement largement suffisant, mais le DAL a lui aussi son lot de personnes en galère, et les familles sont parfois dans des situations bien pire. Et puis, nous avons fait notre dernière tentative d’ouverture avec eux, il nous semble important de montrer que le caractère unitaire de la lutte contre le mal logement ne s’est pas arrêté après les présidentielles. La difficulté, pour eux comme pour nous, ce ne sont pas les personnes qui pourraient habiter l’immeuble par la suite, mais celles qui doivent y passer jours et nuits en attendant la fin du sous-marin. On ne peut pas imposer à des enfants de passer plus de quarante-huit heures totalement cloîtrées, les parents travaillent… Dans un premier temps, les familles qui le peuvent et des militants du DAL vont arriver ce samedi soir, avec quelques Jeudi Noir supplémentaires. Ils apporteront aussi du matériel et de la nourriture supplémentaire. Maintenant qu’on dispose de la clef de la porte d’entrée, il est facile de faire entrer les matelas nécessaire, et tout le reste.

Une fois la nuit tombée et la rue déserte, les renforts arrivent petit à petit : d’abord les gens, puis les véhicules qui se garent devant l’immeuble, et nous faisons la chaine pour décharger rapidement. Par chance il ne pleut pas. En deux minutes, l’ensemble des affaires est placé dans un recoin, à l’abri des regards indiscrets. Les voitures s’en vont et le calme revient. On installe rapidement quelques matelas au premier étage pour que les familles et leurs enfants puissent se coucher. La pièce se transforme en grand dortoir avec une dizaine de matelas posés au sol. Comme le dira un des enfants, hébergé à l’hôtel : « au moins, ici, il n’y a pas de cafards ».

Maintenant que nous sommes un peu plus installés, nous fermons les fenêtres et posons des chaines et des cadenas sur les portes. La situation du bâtiment est encore précaire, mais si personne n’est passé samedi, il est encore moins probable que quelqu’un passe le dimanche. Surtout, il faut éviter que des inconnus pénètrent là où dorment les enfants. Dans cette situation, on craint plus les vigiles que la police : il est déjà arrivé que des militants doivent faire soigner des ecchymoses suite à une rencontre un peu musclée avec un vigile. Ce qui a coûté plusieurs mois de délai au propriétaire.

Ce billet se poursuit ici

Une occupation (1)

Vendredi. L’entrée dans les lieux.

Plan d'évacuation du 24, rue Saint-Marc

Je viens enfin de rendre le mémoire que je traine depuis quelques mois. Comme toujours, je m’y suis pris au dernier moment, et je n’ai pas beaucoup dormi les nuits passés. La soutenance est dans deux semaines, et je voulais en profiter pour prendre une bonne nuit de repos. C’est raté. Je dormais déjà, mais le texto de Julien m’a réveillé. Il est assez intriguant, car il ne donne évidemment aucune information précise, mais ce n’est pas le genre de Julien de nous demander de venir pour un simple bâtiment vide. Le rendez-vous est fixé dans un bar. Je prends juste un duvet, une brosse à dent, un rouleau de papier toilette, et j’y vais. Par chance, il y a encore des métros.

Nous sommes une petite dizaine, à nous retrouver. D’expérience, nous coupons nos téléphones portables. Seules deux personnes, moins connues de la police, feront le lien entre le groupe extérieur, et le groupe intérieur. Le bâtiment, Julien nous en parle : c’est un immeuble de bureau, vide et à louer depuis près de deux ans. On le connaît, mais sans plus : des immeubles comme celui-ci, on en a plusieurs dizaines en stocks, généralement gardés par quelques vigiles. Là, les fenêtres seraient ouvertes, non seulement dans les étages, mais surtout au rez-de-chaussée ! On a du mal à y croire, mais les exemples des portes ouvertes de la Marquise et de l’avenue Matignon nous montre que tout est possible.

En passant devant le bâtiment, on se rend à l’évidence : au rez-de-chaussée, brillamment éclairé, deux des fenêtres sont belles et biens grandes ouvertes. Malheureusement, il y a une boite de nuit juste en face, et le videur fait son travail. Il ne s’intéresse probablement pas à notre immeuble, mais on ne peut quand même pas entrer par la fenêtre devant lui. Il faut attendre. On se poste à proximité, pour surveiller du coin de l’œil ce qui se passe dans la rue. Deux bouteilles de bières achetées quelque part nous donnent l’air de jeunes qui font la fête en ce vendredi soir. Les fenêtres étant largement visible depuis la rue, on finit par se poster directement sur les marches de l’entrée, de peur que d’autres aient aussi l’idée d’entrer, ne serait-ce que pour voir. Le temps paraît long, et même si nous continuons à faire semblant de boire, nos bouteilles sont vides depuis longtemps lorsque ferme la boite de nuit.

Nous sommes quatre à pouvoir passer notre week-end entier sur place. Quelques militants, qui commencent à avoir charge d’âme, sont bien obligés de rentrer chez eux s’occuper de leurs enfants. La rue déserte, c’est un jeu pour nous d’enjamber la fenêtre. On se réfugie rapidement derrière une porte pour ne plus être visible de l’extérieur, pendant que Margaux reste avec le petit groupe pour surveiller les environs et nous prévenir en cas d’arrivée de police ou de vigile.

De notre coté, on fait un premier tour rapide du bâtiment : il n’y a pas de mobilier, pas d’affaires d’aucune sorte. C’est capital, car leurs présences auraient pu être un signe que l’immeuble est occupé et qu’il constitue un domicile. Dans ce cas, nous aurions été obligés de partir : si le squat n’est interdit par aucune loi, la violation de domicile, elle, est punie d’un an de prison. Et puis, on ne s’invite pas chez les gens de la sorte. Le bâtiment est sain également, il n’y a pas de travaux, pas de traces d’humidité, le réseau électrique n’est pas vétuste… Parfait pour s’installer sans risquer un arrêté de péril, ou pire : un peu plus tard dans le week-end, trois personnes, mourront à Saint-Denis, victimes d’un marchand de sommeil ayant laissé l’immeuble se dégrader.

En fait, ce n’est pas seulement que l’immeuble est en bon état, il est chauffé ! La centrale de traitement de l’air ronfle à fond, il fait 27° au rez-de-chaussée malgré les fenêtres ouvertes. Nous qui avons l’habitude de souffrir du froid, on se retrouve à avoir trop chaud. Margaux nous passe malgré tout nos duvets et quelques affaires pour la nuit et la journée de samedi. Par discrétion, on ne fera un autre mouvement que dans vingt-quatre heures.

La nuit sur place n’est pas très agréable. Nous avons déclenché quelques détecteurs de mouvements visibles dans les escaliers en visitant le bâtiment. Si rien n’a sonné, si personne n’est venu, on n’est jamais à l’abri d’une surprise. D’autant que, pour ne pas modifier l’aspect de la façade, nous avons décidé de ne pas fermer les fenêtres. Nous sommes encore dans une phase où, si quelqu’un arrive, on n’aura pas d’autre choix que de partir sans discuter. L’équipe extérieure a fini par partir se coucher, et on se sent un peu seul. Si la moquette est épaisse, elle n’est pas des plus confortables, et nous nous réveillons chacun au moindre bruit.

Ce billet se poursuit ici

Une histoire de la Marquise

Cet article a été publié précédemment sur un libéblog tenu par Jeudi Noir.
Ce billet est la suite de celui-ci

La question de base est celle d’un préjudice, tout court. Face aux mensonges de Me Améli et Me Waroquier, les avocats de Mme Cottin, qui prétendaient que leur cliente habitait place des Vosges, la juge de première instance avait condamné à de lourdes indemnités. Le temps de la procédure nous a permis de rassembler beaucoup de documents: la propriétaire est domiciliée fiscalement dans le 8ème arrondissement, l’intégralité des appartements place des Vosges sont soumis à la taxe sur les logements vacants, mais elle a obtenu un dégrèvement car «le bâtiment est en travaux et inhabitable». Des articles de journaux montrent que le bâtiment a été investi, déjà, en 1994, en 2007. A chaque fois la police est intervenue, en dehors de tout cadre judiciaire. On sait que Mme Cottin est hébergée depuis deux ans en maison de retraite, on trouve même son ancien domicile: rue François Miron, à deux pas de la place des Vosges. Ironie du sort, Mme Cottin a été condamnée à être expulsée de cet appartement en 1996, et n’a pu y échapper qu’en prouvant à la justice qu’il s’agissait de son domicile principal. L’enquête de police, lancée suite à la plainte pour violation de domicile, aboutit aux mêmes conclusions: classée faute d’infraction.
Le cynisme des représentants de Mme Cottin est sans borne: En mai, Mme Gozard, sa tutrice, vient nous demander si nous accepterions de stocker les affaires provenant de la rue François Miron, pour éviter de payer un garde meuble. L’état de santé de la vieille dame ne lui permet pas de réintégrer son appartement, qui est donc rendu. Les avocats plaident toujours qu’elle doit venir habiter place des Vosges, dans un immeuble sans chauffage et sans eau chaude, dès que nous libèrerons la place. Et menacent insidieusement, en écrivant dans leurs conclusions que nous n’avons pas conscience que la production en justice de fausses attestations nous expose à des poursuites pénales…

Restent les travaux, «d’une exceptionnelle qualité» dixit les avocats. Ils ont eu lieu, par intermittence, entre 1965 et 1995. Avec un permis de construire en 1965, des efforts importants pour préserver le bâtiment ont été entrepris les premières années, c’est vrai. Mais ensuite… Lorsque l’Architecte des Bâtiments de France refuse l’autorisation d’agrandir les lucarnes, le ministre de l’époque l’accorde. En 1975, Mme Cottin fait l’objet d’un procès-verbal et les travaux sont interrompus par l’administration: elle a simplement démoli une voute du XVIème pour faire passer un escalier et creusé 125m2 de caves en partie sous le bâtiment, en partie sous la cour. Le tout bien entendu sans aucune autorisation. En 1978, l’Architecte en Chef des Monuments Historiques du secteur écrit au ministère de la culture: «je ne peux m’empêcher de vous dire aujourd’hui ma très vive inquiétude devant la croissante dégradation de cet édifice, la propriétaire n’assurant même pas les plus élémentaires mesures conservatoires telles que par exemple le bouchement des brèches existant dans son toit.» La même année, le conservateur des Bâtiments de France pointe «la mauvaise foi de Mme COTTIN qui tente de mettre à la charge de l’administration les lenteurs dont seuls ses multiples atermoiements sont la cause.» Quatorze ans plus tard, en 1992, un Architecte des Bâtiments de France: «L’Hôtel de Mme COTTIN est l’un des plus beaux de la place des Vosges; il est partiellement restauré, vide, les carreaux des fenêtres sont cassés, les baies de rez-de-chaussée sont fermées par des palissades. Cet abandon est choquant et il me semble nécessaire de voir avec Mme COTTIN, à l’amiable, comment elle envisage la mise en valeur de sa propriété.»
Les travaux sont un désastre, les malfaçons succèdent aux erreurs de conception. La plupart ont été réalisés dans l’illégalité. Si la loi avait été appliquée, Mme Cottin aurait risqué six mois de prison. Pour un bâtiment de la taille et de la qualité de l’hôtel de Coulanges, il est particulièrement surprenant qu’il n’y ait jamais eu de poursuites, alors même que la Commission Supérieure des Monuments Historiques le demandait.
Bien entendu, il ne nous appartient pas de juger cet état de fait, d’autant qu’il y a prescription depuis longtemps. Mais user de ces travaux pour justifier un préjudice qu’aurait subi Mme Cottin…
Il y a prescription, car plus rien n’a bougé dans le bâtiment depuis le milieu des années 90. Les pigeons se sont installés sous les poutres peintes, maculant les planchers de fientes, les arbres ont poussé sur la terrasse, perçant l’étanchéité, bouchant les gouttières, les canalisations ont gelé, entrainant un dégât des eaux du quatrième étage jusqu’au rez-de-chaussée… Il y eu les tentatives d’occupation: un bâtiment comme celui-ci, vide! En 1994, l’intervention des forces de l’ordre dégénère, avec des vitrines brisées dans le quartier. En 2007, la préfecture de Police prévient la propriétaire que «les locaux sont susceptibles d’intrusion à tout moment» et lui demande d’entreprendre des travaux pour y remédier. Rien ne sera fait, jusqu’à notre expulsion. Mais quel est le coût pour la société, de toutes ces interventions de police? Au-delà de la responsabilité évidente des occupants, est-ce qu’il n’y a pas carence de la propriétaire?
La Cour d’appel, bien entendu, n’a pas à statuer là dessus. Devant nos documents, elle reconnaît, quand même, que le bâtiment était vide, qu’il ne peut être mis en location dans de courts délais. Que par conséquent, l’indemnité ne peut être fixée en référence au prix du marché locatif. Elle est donc fixée à 8 000 €. En fait, l’ordonnance de janvier, avec ses 25 000 €, n’avait pas dit autre chose: pour 1500m2, le prix du marché locatif place des Vosges est un peu plus élevé que ça. Dans les deux cas, il s’agit donc d’un préjudice moral. Entre 25 000 et 8 000 €, il n’y a que l’arbitraire des juges. Après tout, nous sommes chanceux, on est loin des 42 millions estimés de la moralité de Bernard Tapie.