Archives mensuelles : juillet 2010

11 juillet, 10h, Berlin Bethanien

Il n’y avait qu’une place de libre dans le compartiment de six couchettes. Moi qui avais pris l’habitude de voyager seul ou presque dans des espaces de deux lits, je me sens un peu à l’étroit. Assommé par le sommeil, et un peu par la couchette du dessus, je sombre dans le sommeil rapidement. Un couple avec un enfant qui doit avoir un an voyage avec nous. Ils se confondent en excuse sur le bruit qu’il pourrait faire, recommencent après coup à l’arrivée. En fait, l’enfant est très calme, et vu l’état de mon nez, j’ai probablement du les déranger davantage avec mes ronflements.

Après quelques échanges téléphoniques, et vue le nombre de gare à Berlin, nous décidons de nous donner rendez-vous à Alexander Platz. Consciencieux je descends donc à Hauptbahnhof et je m’enfonce dans les profondeurs de la gare. Le bâtiment est gigantesque. Il y a là deux séries de voies qui se coupent plus ou moins à angle droit, à des niveaux différents bien entendu, séparés par quelques étages de commerces. Mon train est arrivé au niveau le plus élevé, sous une verrière aux allures de cathédrales, et on y a une vue plongeante. En bon Parisien, je cherche dans les sous-sols l’accès au métro qui m’emmènera à Alexander Platz. Je me retrouve vite perplexe, avec une seul ligne et deux stations desservies. En fait, le métro est encore en construction et ne rejoindra Alexander Platz que dans une dizaine d’année. Un peu tard pour le colloque Rosa Luxemburg. Finalement, il me faut prendre le S-Bahn au niveau supérieur, sur mon quai d’arrivée, pour rejoindre le lieu de rendez-vous.

Et forcément, Alexander Platz, c’est grand. Je fais le tour des points de rendez-vous possible, la tour de télévision, l’horloge tournante… Pour finalement qu’on se retrouve au McDo du coin. Après un rapide petit déjeuné (Ailleurs, nous n’avons quand même pas pris de BigMac.) nous partons rejoindre l’Exrotaprint, lieu géré par la fondation Rosa Luxemburg où a lieu la conférence sur la gentrification. Margaux, qui va parler au nom de Jeudi Noir, découvre les autres intervenants : un photographe ancien SDF à New-York, et un député de la Knesset. Connaissant les positions de Margaux sur le conflit Israelo-palestinien, j’ai un peu peur qu’elle aborde le sujet et créée le scandale, les allemands étant en plus un peu chatouilleux sur le sujet. En fait, je suis plutôt surpris ; même si elle bout à certains moments, surtout quand l’autre parle de la minorité arabe de Jaffa, même si je ne peux m’empêcher de lui faire les gros yeux, son discours reste toujours très mesuré. Pour le coup, de toute la conférence j’aurai pu dire la même chose qu’elle. Quand on connaît nos divergences politiques, ça s’apparente à une prouesse. La seule différence est au niveau du vocabulaire, car si le fond reste purement Jeudi Noir, la forme est celle d’une trotskiste révolutionnaire. Quand elle prononce « la Lutte continue », elle met une telle majuscule à Lutte que s’en est touchant.

Finalement, le discours du New-Yorkais est le plus intéressant, en tout cas pour moi qui connais par cœur celui de Margaux-Jeudi Noir. C’est assez hallucinant de l’entendre raconter les squats des immeubles MorganChase, et surtout les réactions – positives – des policiers.

Après un rapide repas pris sur place, on se retrouve avec Laetitia, Margaux et Nabila pour suivre la visite du quartier. Autant pour rester ensemble que parce que ça nous semble plus intéressant que des débats à l’intérieur du bâtiment. Malheureusement, cette visite commence par un débat au pied du bâtiment, où l’on nous présente des photos des bars du coin avant et après gentrification. Avec un sentiment de « c’était mieux avant » généralisé, la visite est assez décevante. Pourtant la question se pose réellement.

Le séminaire se termine par une manifestation, retour à Alexander Platz. Comme je ne peux le laisser à Exrotaprint où nous ne retournerons pas, je trimbale à nouveau mon sac de trois semaines. Découragé, je le laisse en consigne à la station de métro, moyennant quatre euros. La manifestation, organisée en fait totalement en dehors du séminaire, proteste contre Mediaspree, opérateur immobilier qui transforme un bon quart des rives de Berlin. Un projet équivalent à Paris serait l’ensemble de l’opération Paris Rive Gauche, et j e me demande s’il y a jamais eu une opposition aussi structurée que ce que je vois là.

La fatigue se faisant sentir dans notre humeur – Il y avait une fête dans le squat accueillant les filles, ce qui bien sur n’est pas le meilleur moyen de se reposer d’une nuit de bus – Margaux, Laetitia et moi-même laissons Nabila qui souhaite continuer à profiter de l’ambiance festive de la manifestation, et nous rentrons à Bethanien, gigantesque squat dans un ancien hôpital de Kreuzberg. En fait, nous avons quelques scrupules, car les allemands ont d’abord acceptés de loger trois filles pour une nuit, et j’arrive maintenant en surplus, pour rester quelques jours, avant d’être remplacé par une cinquième personne… Heureusement que nous avons quelques contacts et que le bâtiment est grand. On nous trouve une place dans la chambre d’ami d’une « colocation » de cinq personnes. Honnêtement, un tel accueil serait très difficile à la Marquise. D’abord pour des raisons pratiques, nous n’avons que très peu d’espace libre en capacité de loger des gens, même temporairement. Mais surtout pour des raisons juridique : ils ont une stabilité qui leur donne plus d’assurance. Il n’y a en réalité pas de squat à Berlin, en tout cas pas au sens où on l’entend en France. Dans les années 90, la municipalité de Berlin a régularisé plus de trois cents lieux avec des contrats d’occupations de dix ou vingt ans. Avec cette stabilité garantie, les occupants ont pu se consacrer à de nombreuses tâches sociales et artistiques. En contrepartie, il est devenu très difficile d’ouvrir de nouveaux lieux, la police expulsant sans ménagement. Et l’échéance des accords implique que les propriétaires essayent de récupérer leurs biens pour profiter de la gentrification en faisant d’immense plus-value. C’est que les prix de l’immobilier sont six fois moins chers qu’à Paris.

Notre logement ne posant plus de problème, nous profitons d’une nouvelle soirée organisée à Bethanien en commandant une bière, elle aussi bien moins cher qu’à Paris : la bière la plus chère est à un euro cinquante le demi. Demi allemand de cinquante centilitre. Nous sortons diner rapidement tous les trois et revenons prendre une dernière bière avant de nous coucher. Assis au comptoir, Margaux et moi nous regardons rapidement : ce soir, nous sommes incapables de finir notre premier litre de bière, et nous abandonnons nos bouteilles entamées. Comme il n’y a qu’une seule clef, Laetitia monte nous mettre au lit avant de redescendre vérifier l’homosexualité d’un des garçons qui sert au bar.

Malgré la chaleur étouffante dans la chambre, nous nous endormons rapidement et sommes à peine réveillés par le retour de Laetitia. Finalement, mon portable vibre qui nous réveille. C’est le signal, Nabila souhaite qu’on lui ouvre la porte. On l’attendait en fin de soirée, le portable marque neuf heures trente, qu’importe. Je le coupe et descend lui ouvrir.

Personne. Je rouvre la première porte, monte au premier étage, ouvre la deuxième porte, monte encore deux étages, ouvre la troisième porte et entre enfin dans l’appartement. Malgré tout, les squats se protègent. Un peu énervé, je rappelle Nabila (Oui, j’avais laissé mon téléphone en haut) pour lui dire que je l’attends. Et je redescends.

Après quand même quelques instants, Nabila, qui s’était éloignée pour prendre un café et fumer une clope, revient. Elle doit sentir que je suis énervé. Je lui explique qu’on aurait bien aimé avoir de ses nouvelles, savoir ce qu’elle faisait de sa nuit, ne pas s’inquiéter… On se pose sur un banc dans le parc, désert, il n’y a que de la végétation autour de nous, et on discute. Elle me raconte sa nuit, qu’elle a suivi un français de la conférence dans un bar où ils passaient de la musique algérienne, qu’elle a dansé, longtemps, que les gens ont vu qu’elle était Algérienne à sa manière de danser, qu’elle a pu parler Arabe – Ah, le plaisir de parler une langue qu’on n’a pas employé depuis longtemps – Je la regarde, je l’écoute, je la dévore des yeux. Elle est tout ce que je veux être : libre, décomplexée, enjouée. Elle est exubérante, elle est extravertie. On ne peut pas ne pas la voir, par sa beauté, mais surtout par son caractère. Et sa nuit continue, après le bar algérien, elle est allée dans un squat punk, pour danser, toujours. Soudain je l’embrasse. En fait, je pose un baiser sur ses lèvres. Elle à l’air surprise : « Tu as envie de m’embrasser ? » Alors on s’enlace. Et c’est merveilleux. Disons le tout de suite, il n’y a rien de sexuel là dedans. Je ne sortirai plus avec elle, et je le sais. Mais justement. Quand j’ai couché avec elle, quand nous avons fait l’amour comme elle me reprend, il y avait l’attrait de la nouveauté – pour moi – il y avait les aspects techniques, il y avait mes questions. Tout ne se résout pas en une seule fois.

Tandis que là, il n’y a que nous deux, une plénitude. Rien n’existe plus, même pas l’avenir, la seconde suivante. On reste assis côte à côte, le corps tourné, dans les bras l’un de l’autre. Elle a le goût du sel, de sa sueur, elle a dansé toute la nuit. Elle est sale, d’ailleurs je vois les traces noires de sa sueur le long de ses cuisses. Mais qu’importe, j’ai les mains dans son dos, dans sa nuque, dans ses cheveux, et elle m’enserre.

Et puis, il a fallu remonter. Elle est partie se coucher, Laetitia et Margaux ne sont pas encore levées. Dans la cuisine d’un appartement où tout le monde dort encore, j’écris mon carnet, un carnet de voyage.

09 juillet, 22h, München Hauptbahnhof

Finalement, il n’y a plus de train direct pour Berlin. En partant après dix-huit heures, il semble que même les ICE arriveraient au milieu de la nuit. Je me rends donc au Reisezentrum de la gare, où ils m’indiquent le train de nuit. Pour dix euros de plus, je prends donc une couchette et arriverait demain à neuf heures à Berlin. En fait, il paraît qu’un idiot s’est suicidé sur les voies et que des trains ont du être annulés. Sans lui, j’aurais pu être à Berlin ce soir.

09 juillet, 9h, Glavni kolodvor Zagreb

Bel effort du train Sarajevo-Zagreb, une seule heure de retard, c’est du jamais vu dans les Balkans. Malheureusement ça n’a pas suffit et j’ai donc manqué ma correspondance. Je me précipite en descendant du train vers le guichet des voyages internationaux pour demander le moyen le plus rapide de rejoindre Berlin. Comme je montre mon pass interrail, je m’entends répondre que je n’ai pas besoin d’acheter de billet et qu’il faut donc que j’aille au guichet information. Le ton pas très aimable disant clairement que je n’avais rien à faire là. Heureusement il y a, placardé partout dans la gare, des affiches qui reprennent la liste des trains de la journée, en fonction des heures de départ. Il n’y a pas de train direct pour Berlin, ce que je savais déjà, et je me concentre sur ceux à destination de Vienne et de Villach, Villach me permettant de rejoindre Munich, puis Berlin. Villach semble être la meilleure solution, et des trains y partent toutes les deux heures. Je vérifie au guichet information que je ne resterai pas bloqué à Munich : tant qu’à passer des heures dans une ville, je préfère visiter Zagreb. Tout va bien, il y a des trains Munich Berlin toutes les heures, et je pars donc l’esprit tranquille. En plus, le train s’arrête d’abord à Ljubljana, destination (provisoire) de ma Malaisienne, et nous avons le temps de partager un café avant le départ. J’essaye aussi désespérément de changer les quelques centaines de dinars serbes qu’il me reste, mais visiblement la monnaie ne vaut rien en dehors du pays. Je pourrais changer sans problèmes des Yens, mais pas les dinars.

La ville de Zagreb ressemble à n’importe quelle ville allemande ou autrichienne. Si le centre de Sarajevo était occidental, les abords l’étaient beaucoup moins. Au buffet de la gare, des écrans plats montrent les beautés du pays. Je remarque surtout une vidéo où l’on voit des gens en costumes pseudo-traditionnels s’agitant autour d’une machine agricole du dix-neuvième siècle. C’est assez troublant de voir ce folklore pour touriste quand les paysans utilisent encore la faux, au moins dans une partie du pays.

Je ne comprends décidément pas comment fonctionne le système de visa. Au moins, je n’ai pas eu de problème à la sortie du territoire bosniaque, le douanier me rendant mon passeport sans un mot. Pareil pour entrer en Croatie, je n’ai droit à aucun tampon, contrairement à mon premier passage. Malgré l’absence d’une preuve d’entrée en territoire croate, j’obtiens une nouvelle trace sur mon passeport à la sortie. Avec la Slovénie, j’entre dans l’Union Européenne, et les ennuis sont terminés. La Malaisienne, elle, se fait tamponner de partout, bien entendu. Elle descend comme prévu à Ljubljana et je continue mon voyage seul. Finalement, nos conversations faisaient passer le temps assez agréablement, en tout cas plus rapidement. La traversée des alpes slovènes et autrichiennes est assez somptueuse. On voit depuis la plaine autour de Ljubljana les montagnes approcher et révéler leurs névés. En Autriche, la voie est à flanc de coteaux, et nous dominons littéralement de plusieurs centaines de mètres un fond de vallée tout plat. Les trains Autrichiens – et même Croates – présentent un confort supérieur, bien sur au reste des Balkans, mais aussi à ceux de la SNCF. On y trouve sur chaque siège un petit dépliant reprenant la liste des arrêts avec les horaires des correspondances. Ils sont extrêmement silencieux, et on y est beaucoup moins secoués surtout en comparaison avec les trains du Sud. Ce silence en devient même désagréable, on a l’impression d’avoir du coton dans les oreilles. Évidemment, leurs fenêtres ne s’ouvrent pas et ils sont climatisés. Je me disais d’ailleurs que, climatisation plus prospectus, tout ça n’était pas très vert.

Une autre chose sur laquelle ÖBB, les chemins de fer autrichiens, écrase la SNCF, c’est leur site Internet. Je l’ai utilisé pendant tout mon voyage pour connaître l’horaire des trains. Ceux de départ du moins. Rien que l’idée de chercher les horaires d’un Belgrade Sarajevo sur le site de la SNCF est assez hilarante.

08 juillet, 18h30, Zeleznicka Stanica Sarajevo

Me voilà en partance pour ma dernière destination, Berlin. Je suis un peu inquiet, pas de manquer mon train, il ne part que dans trois heures, mais de bien avoir mes correspondances. Je dois en effet changer de train à Zagreb vers six heures du matin, et la ponctualité des trains slaves semble encore pire qu’à la SNCF. En attendant, je profite de quelques heures tranquilles en dégustant une « Sarajevsko pivo » J’avoue que, ayant déjà récupéré mon sac à l’hôtel, je n’ai pas vraiment le courage de crapahuter avec. Et puis Sarajevo n’est pas si grande. Je faisais le calcul que j’en avais plus vu en une journée qu’à Istanbul en cinq jours. A raison d’une journée passée pour trois cent milles habitants, la taille de Sarajevo, il aurait fallu que je passe près de deux mois à Istanbul. J’ai quand même parcouru la ville au maximum de mes possibilités, la vieille ville et son souk, d’abord, avec ses dinandiers qui vous font des stylos et des porte-parapluies à partir de vieilles douilles (de calibres différents, bien entendu), les installations olympiques et le cimetière attenant, les bords de la rivière Miljacka, la vue depuis les collines environnantes. Il y a dans la ville quelques formes architecturales post-modernes pas inintéressantes. (Traduire : il y a des HLM pourris qui font kiffer les archis.) La ville paraît résolument contemporaine, j’ai déjeuné dans un centre commercial tout neuf. Les joies de manger en Bosnie un Chili con carne dans un restaurant italien, le tout sous le regard de Tommy Hilfiger. Où comment Christophe découvre d’autres cultures. Sarajevo est en tout cas une ville « actuelle », et si quelques bâtiments portent encore les éraflures des éclats d’obus, la principale évocation du passé, pour un visiteur qui ne rentre pas dans l’esprit des habitants, ce sont les nombreux véhicules (civils) de l’Eufor ou des Nations Unies qui circulent. Sofia, en comparaison, est une véritable ville d’arrière-garde, à moins que je ne sois passé totalement à coté du centre-ville.

Mon nez s’étant mis à accompagner ma toux, je pars à la recherche de mouchoirs, que je trouve dans un des multiples kiosques à journaux de la ville. Ils vendent d’ailleurs à peu près tout, tabac, alcool… Ici, ils vendent les mouchoirs par pochettes de dix au lieu de neuf. C’est à ce genre de petites choses qu’on voit qu’ils n’ont pas été encore totalement imprégnés des bontés du capitalisme.

Je ne sais pas si j’aurai ma correspondance à Zagreb, mais je sais déjà que je ne dormirai pas beaucoup cette nuit : il n’y a pas de couchettes dans le train et nous avons rien moins que vingt-et-un arrêts avant notre arrivée à six heures trente. J’ai retrouvé Pulma, la Malaisienne de l’hôtel, sur le qui de la gare. Elle est en route pour Ljubljana, nous partageons donc le même compartiment. On a le temps de discuter, et comme elle me dit qu’elle termine ses études de droit, j’entreprends de lui expliquer le fond de la politique de Jeudi Noir et son rapport à la légalité. Même si je butte sur quelques mots, je suis assez surpris de pouvoir expliquer certains concepts en anglais. Je suis pris aussi d’une légère culpabilité, en me disant que, vu d’ailleurs, les problèmes français doivent paraitre bien faible. Je ne suis pas trop au courant de la situation en Malaisie, mais je me dis que la démocratie française ne se porte pas si mal. Ce n’est pas une raison pour la laisser démolir.

07 juillet, 08h15, Železnička stanica Beograd

Il n’y a pas eu de problème. Arrivant avec seulement deux heures de retard –J’avoue que la banlieue de Belgrade m’a paru bien longue à traverser – j’ai eu quelques frayeurs sur la possibilité de prendre mon train. Dès l’arrêt, je me suis précipité au bureau des billets internationaux pour acheter mon billet. Alors que j’avais formulé ma question en Anglais, l’homme me répond dans un français parfait, sans le moindre accent, que pour Sarajevo vous avez un train sur la voie trois. Je ne sais si c’est la surprise ou l’inattention, mais j’ai continué à lui poser mes questions en anglais. Je crois qu’en fait je n’ai réalisé que bien après qu’il parlait français.

Le temps de faire un bref adieu à mes compagnons d’infortune, qui poursuivent leurs routes vers Novi-Sad, Vienne, Munich… et je monte dans le train. Une douche me ferait le plus grand bien. La dernière remonte déjà à quarante-huit heures, à Istanbul, et la journée passée à déambuler dans la ville, puis les deux nuits de train m’ont fait un peu suer. Même mon sac à dos porte des traces blanches de mon sel. Une lessive d’ailleurs, ne serait pas un luxe non plus, j’espère pouvoir en faire une à Sarajevo. Nous passons d’abord la frontière croate, car il n’y a pas de train direct entre la Serbie et la Bosnie. Le douanier croate à l’aire de trouver quelque chose à mon passeport. Il regarde attentivement la photo, me demande où j’habite. Du moins c’est ce que je comprends, car il ne parle pour le coup ni anglais ni allemand, pas plus que la vieille dame à coté qui essaye de me servir d’interprète. Il épelle mon nom dans sa radio, prend en photo la page de mon Etat Civil avec son téléphone mobile… Apparemment, le fait que ce soit ma ville de naissance sur cette page et que mon adresse soit reléguée en dernière page semble lui poser problème. A un moment, la vieille dame parle de Paris, et je saute sur l’occasion : « Yes, yes, I live in Paris » avant de me reprendre. Tous mes papiers sont à l’adresse de mes parents à Caen, et je me vois mal expliquer ça simplement par geste… Finalement, il tamponne mon passeport et s’en va. La vieille dame me regarde en souriant et me fait comprendre qu’il n’était pas très intelligent en mettant son doigt sur sa tempe.

La traversée de la Croatie est assez rapide, nous circulons sur une ligne à double voie et n’avons donc pas besoin de nous arrêter. Les voies sont toutes neuves, les bas coté encore en travaux. Partout, des panneaux indiquent que l’Union Européenne finance. C’est à l’aller, à Belgrade, où j’avais vu un camion poubelle recouvert d’une grande pub pour l’Union. J’imagine que le slogan « l’Europe ramasse vos poubelles » est moins attrayant. La Croatie paraît encore extrêmement rurale, avec de multiples fermes installées au milieu de petits champs de maïs, les meules de foin à l’ancienne donnant l’impression d’un autre âge. J’imagine que la côte doit être complètement différente, encombrée de touristes… A la frontière suivante, le douanier croate tamponne mon passeport en lui jetant à peine un regard, c’est le douanier bosniaque, ou bosnien d’ailleurs, qui ne le tamponne pas. Il me le rend sans un mot, je m’en étonne un peu, les autres personnes ont droit à leur petit coup, on verra bien.

Le train s’arrête entre deux autres, de marchandises, et qui doivent être à l’arrêt depuis bien longtemps vu les arbres qui poussent au travers. Maintenant seul dans mon compartiment, j’en profite pour faire un somme. Les trains de nuit ne sont quand même pas d’un repos total, surtout lors des arrêts frontaliers. L’arrêt se prolonge, pas mon somme. Je découvre que le wagon d’à coté est un wagon restaurant, complètement vide d’ailleurs. J’interromps le serveur, en train d’écrire une clope à la main. Pendant qu’il me prépare un café, un vrai à la turque, avec un centimètre de marc au fond de la tasse, il m’explique qu’il y a un problème électrique et qu’il va falloir attendre un peu. Je descends sur la voie, et je m’amuse à faire quelques photos des wagons rouillés. D’autres « internationaux » sont descendu aussi, font de l’équilibre sur un rail, s’exercent à lancer des cailloux dans un trou de rouille… Après trois heures d’attentes, nous repartons, remorqués par une locomotive diesel.

Si la Bosnie, comme la Croatie, donne une image très rurale, elle paraît aussi beaucoup moins miséreuse que la Serbie ou la Bulgarie. En fait, je crois que c’est surtout l’absence de ruines d’industries lourdes qui donne ce sentiment. Les villages, les maisons, ne sont pas abandonnés, et ne paraissent donc pas prêts à s’effondrer comme les usines serbes. Soudain, un panneau rouge « Attention, mines » me rappelle que je suis dans une ancienne zone de guerre. Je n’en avais encore vue aucune trace. Quoique… Les villages que nous avons traversés avaient tous en fait leurs cimetières un peu gros pour le village, avec leurs tombes encore bien blanches.

La nuit tombe avant que nous arrivions à Sarajevo. Je commence à m’inquiéter de trouver un hôtel. En arrivant à dix-sept heures trente comme prévu, je n’aurais sans doute pas eu de problème, mais je voudrais bien en pas avoir à marcher de nuit pendant des heures.

A la différence de Perpignan, la gare de Sarajevo n’est certainement pas le centre du monde. Dans le hall vide, je retrouve avec soulagement mes internationaux, et nous nous agglutinons près de l’entrée. Il y a là quatre Anglais, deux Hollandaises et une Malaisienne. Un homme nous propose un hôtel à dix euros la nuit, et nous acceptons volontiers. Nous montons donc tous dans un minibus en nous disant que, peut-être, nous n’en reviendrons pas. Dans le bus, nous apprenons l’élimination de l’Allemagne en demi-finale de la coupe du monde. Je ne verrai donc pas cette équipe jouer la finale, à Berlin avec Lucia.

06 juillet, 19h, Централна железопътна гара София

Cet arrêt là n’était pas prévu. Après deux heures de bus, nous nous sommes retrouvés une cinquantaine de personne en partance pour Bucarest, Sofia, Belgrade, à minuit dans la petite gare de Çerkezköy, à attendre que la locomotive veuille bien se mettre dans le bon sens. Le train se compose de trois wagons, un bulgare, un turc et un roumain. Par chance je suis dans le turc, de loin le plus récent et le plus propre. J’ai un compagnon de voyage, dans notre compartiment de deux. Il doit être Bulgare, en tout cas il descend à Plodviv. Il ne parle pas anglais, mon allemand est par trop insuffisant, et nous nous regardons un peu en chien de faïence, tout en découvrant et manipulant les aménagements de notre compartiment. Nous nous allongeons finalement, moi prenant la couchette du haut, tout en laissant la lumière allumée en attendant la frontière, qui ne doit pas être loin. J’avais une vague espérance qu’en train, le passage de la frontière serait plus rapide qu’en bus. Vaine espérance. Au premier arrêt, nous sommes sommés de descendre du train, et nous patientons une demi-heure pour qu’un douanier tamponne nos passeports. Nous effectuons un second arrêt, toujours turc, où le douanier monte dans le train pour vérifier nos tampons. Nous sommes en règles. Avoir un passeport de l’union européenne facilite quand même grandement le contrôle. Au troisième arrêt, enfin, nous sommes contrôlés par les douaniers bulgares. Ceux-là semblent mieux équipés, avec un ordinateur portable et sa clé Wifi pour effectuer les contrôles et enregistrements nécessaires directement depuis le train. En partant, le douanier demande s’il doit éteindre la lumière. Je suis partant, il n’est jamais que trois heures du matin, mais mon compagnon refuse. Que le diable l’emporte ! S’il peut bénéficier de l’ombre de ma couchette, moi qui suis dessus, je dors, ou plutôt j’essaye, à moins de soixante centimètres des néons. Heureusement il descend à Plodviv, qui ne doit plus être très éloignée… Cette ville ne finira donc jamais par arriver ?

Elle a du arriver, puisque je me réveille à dix heures du matin, seul, l’autre ayant même pris soin de relever sa couchette pour reformer des sièges. J’apprends que, à Sofia, nous aurons sept heures de retard. Il y a aussi quelque chose à propos de nos bagages, mais je ne comprends pas bien. C’est à Sofia que les choses s’éclaircissent : nous avons manqué le train de Belgrade, nous devons patienter huit heures avant le suivant, qui circule de nuit. Unis dans l’adversité, des petits groupes de passagers se forment. Nous errons donc quelque peu pour trouver un endroit où poser nos bagages. Les consignes ne marchant pas, nous profitons donc de la zone normalement réservée à l’envoi de colis. La préposée y a un système de classement aussi strict et sophistiqué qu’abscons pour le profane.

Je ne peux prétendre avoir complètement visité Sofia en quelques heures, mais la ville fait malgré tout plus provinciale que capitale. Le centre se parcours à pied rapidement. Chose intéressante, on trouve la cathédrale, la mosquée et la synagogue, trois bâtiments indépendants, rassemblées autour d’un marché couvert. La Bulgarie n’a rien à envier à la Serbie d’un point de vue développement. Les mêmes usines en ruines, les mêmes wagons de fret en train de rouiller. Dans un virage où nous passions au ralenti, un homme se tenait, portant la tenue des chemins de fer locaux. Il était armé d’une faux, pour couper les herbes hautes.

L’avantage du système de changement par wagon, c’est que nous retrouvons le notre, avec son chef, qui nous attend. Devant être raccroché au train de midi, il le fut au train du soir, et nous n’avons qu’à regagner nos couchettes. Je devais initialement arriver le soir à Belgrade, passer une nuit à l’hôtel et prendre le train de huit heures quinze pour Sarajevo. Le chef de bord m’assure que nous arriverons vers six heures du matin et qu’il n’y aura pas de problème.

05 juillet, 22h, İstanbul Sirkeci Garı

Je comptais profiter du paysage depuis le train en partance d’Istanbul, les voies suivant le Bosphore pendant un certain temps. Las, il faut que je prenne le bus, en raison de travaux, le train ne part qu’à cent vingt-cinq kilomètres de là. Je vais encore aggraver ma toux persistante dans ce bus inutilement climatisé. Les Ottomanes sont belles en diable. Ces peaux brunies par le soleil, qui se dévoilent, des bras, des gorges, des jambes… J’avais au début douté et je cataloguais touriste toute demoiselle courte vêtue. En fait, il y en a bien dans le lot, mais peu. J’avoue que j’ai été surpris par les tenues vestimentaires. Je m’attendais à quelque chose de plus proche de ce que j’avais vu au Liban, dans les quartiers chrétiens. Et je crois bien que c’est ça le truc, Même s’ils paraissent et veulent paraître plus libérés que les Musulmans, les Chrétiens du Liban restent profondément marqués par l’Église – et par la guerre aussi bien sur. Les Turcs, eux, sont indéniablement laïcs, et pour une bonne partie, rebelles, à l’armée, à l’Islam.

Évidemment, sur leurs rebellitudes, je suis très influencé par le forum où les organisations d’extrême gauche doivent être mieux représentées que dans le reste de la société turque. Le rouge est omniprésent, les portraits du Che sont là, mais aussi ceux de Staline, Marx, Mao… J’ai parfois l’impression de ne pas tout à fait être à ma place, en tout cas politiquement. Je me fais expliquer par Annie les pratiques staliniennes pour organiser des assemblées démocratiques, parfois présentes au forum.

Pour la manifestation qui le clôture, nous tâchons de rester entre Français, et surtout de ne pas nous mélanger avec un certain nombre de groupes locaux que l’on nous a signalé comme potentiellement violent. Contrairement à la France, où les « casseurs » se concentrent en fin de cortège, c’est le début qui pose le plus de problème en Turquie. Nous fermons donc la marche, suivi à distance pas très respectueuse par la police et ses canons à eau. Comme tout le trajet se déroule sans incident, je remonte le cortège avec quelques autres, jusqu’aux Kurdes. Les femmes manifestent en foulards blancs et portent les portraits de leurs disparus. Les hommes sont devant, accompagnés sur le coté par une escouade de policiers en tenue anti-émeute. Voilà qui effectivement doit dissuader de causer le moindre trouble.

Si je n’ai finalement pas participé aux deux assemblées prévues, les discussions informelles étaient un peu plus riches d’enseignements. Annie et Marie ne manquant pas de me présenter comme faisant partie de l’organisation du plus beau squat d’Europe, plusieurs personnes sont venues me demander des conseils ou des explications supplémentaires sur l’ouverture. C’est là que le bât blessait, car je pouvais bien expliquer comment rentrer dans un bâtiment, mais comment transposer les relations avec la police et la justice ? La puissance médiatique de Jeudi Noir (dans laquelle en plus je n’ai aucune part) forçant les forces de l’ordre à appliquer la loi, et celle-ci étant moins défavorable qu’ailleurs, il est difficile voire impossible, dans un pays où la presse est largement censurée, de tenir un bâtiment sans même un minimum d’appui légal.

A peine le temps de boire une bière après la fin de la manifestation et nous voilà reparti pour un autre quartier, à l’ouest d’Istanbul et placé dans l’axe des pistes de l’aéroport Atatürk. Là, dix-huit familles kurdes campent toutes les semaines depuis près de trois ans pour réclamer un logement, les leurs ayant été détruits sans compensation car ne répondant plus aux normes sismiques. Malgré l’accueil extrêmement sympathique, je doute que nous ayons été nombreux à tenir toute la nuit. Pour ma part, je suis rentré avant que leurs bus à haut niveau de service ne cessent, justement, ce haut niveau.

Mon avant-dernier jour à Istanbul, je l’ai passé à jouer au touriste, commençant par une grasse matinée. Je me levais tout juste pour assister à la fin de l’assemblée des assemblées, vers 12h30. Dans le grand amphithéâtre de l’université, la discussion battait encore son plein, et j’arrivais juste à temps pour entendre une française dire que le problème était la dette publique, et qu’on pouvait lutter contre la dette publique, par exemple en annulant la dette publique. Si seulement on pouvait aussi lutter contre la pauvreté, le racisme, la guerre… en les annulant.

J’en profitais malgré tout pour dire au revoir aux Suédois, qui quittaient Istanbul le soir même et avaient l’air un peu anxieux à l’idée de devoir écrire un article à propos du forum. Dire qu’ils n’auront rien vu de la ville à part des salles de cours dans un campus universitaire !

Après l’achat de la bouteille de raki règlementaire, à fournir à la Marquise, et après une dernière marche dans les rues d’Istanbul, je partais donc à la gare pour apprendre que je voyagerai en bus.

03 juillet, 16h30, İstanbul

Après nous être douchés, ce qui n’était pas un luxe après quarante-huit heures de train et de bus, nous nous dirigeons, moi suivant toujours les Suédois, vers l’université qui accueille le forum. Le quartier où se trouve notre hôtel est assez chic, et la grande rue qui va de Taksim à Tünel voit alterner bar, Starbucks Coffee, magasins de fringues et consulats. Pour les diplomates, c’est en tout cas beaucoup plus animé que le XVIème arrondissement de Paris. Nous avons eu quelques difficultés à trouver le lieu du forum, car il nécessitait de prendre un téléphérique dissimulé dans un jardin. Heureusement, les gens ne manquent pas qui connaissent et le FSE et le téléphérique. Pour moi qui suis encore, du moins officiellement, un étudiant, le coût d’entrée au forum aurait été de seize euros. Pour les autres, trente étaient nécessaire. Si les Suédois se sont acquittés des sommes dues, mon intérêt déjà faible à m’enfermer dans une salle de classe pour écouter des débats le plus souvent en anglais, a lui totalement fondu. Je les au donc laissé débattre à leurs grés, et je suis parti faire du tourisme. A mon grand regret, les rives du Bosphore sont le plus souvent impraticables, occupées par les institutions, mosquées, escales de paquebots de croisières… J’ai commencé par photographier toutes les mosquées que je croisais, avant de ralentir un peu le rythme car ces petites mosquées de quartier se ressemblent beaucoup et que j’imaginais déjà les commentaires des amis à qui je montrerais les photos : « Bon, ben là c’est une mosquée, là, une autre, là c’est la même mais sous un autre angle… » Lorsqu’on passe de la réalité aux photos, la perte d’intérêt est encore plus flagrante.

Il y a encore dans les rues quelques personnes qui cirent les chaussures, où proposent de vous faire dire l’avenir par des lapins. Je n’ai vu en revanche aucun mendiant. Bien entendu, je ne connais d’Istanbul qu’une minuscule partie, sur une période de deux jours, mais je me demande de quelle manière ces petits boulots peuvent remplacer la mendicité. D’une manière symbolique sans doute, car il n’y a pas une grande différence dans la motivation, mais ce symbole, en transformant un don en un achat de service, permet un tant soit peu de donner une dignité au pourvoyeur du service. J’ai ce sentiment que cette pratique, sans qu’elle ne règle rien au problème de fond, est pourtant préférable à une simple mendicité. Et j’ai le sentiment aussi, qu’à Paris ou plus généralement en France, cette situation ne pourrait être acceptée car échappant à tout contrôle. Elle ne conviendrait pas à notre cartésianisme administratif. On tuerait toute initiative à coup d’autorisations ou de patentes.

Ce qui n’empêche pas les cireurs de pompes, à Istanbul, d’escroquer les touristes tant qu’ils le peuvent. En me promenant dan les rues, j’ai ramassé la brosse d’un cireur qui marchait devant moi. Pour me remercier, il me fit comprendre qu’il voulait nettoyer mes sandales. Je me laissai faire gentiment, le travail n’étant pas bien long. Je me doutais bien qu’il voudrait un minimum d’argent et je m’apprêtais à lui donner cinq lires, soit deux euros cinquante. Malheureusement, j’avais prêt de vingt lires dans ma poche, en différentes coupures qu’il prit toutes. Il me demandait en plus des euros, mais j’ai quand même su répondre qu’il n’en était pas question. (Tous ces débats se déroulant évidemment dans un mélange de turc, d’anglais et de langage gestuel.) J’aurai payé ainsi le nettoyage et graissage de trois lanières de sandales aussi cher qu’une nuit d’hôtel près des Champs-Elysées stambouliotes…

Poursuivant mon périple, je croise par hasard Annie et Marie, membres influentes du DAL et du réseau NO-VOX, que j’ai connu à travers le RESEL. Elles sont évidemment venu pour le forum social, mais sont aussi en lien avec un forum urbain légèrement détaché, qui organise des visites dans différents quartiers d’Istanbul menacés par la spéculation. Je suis évidemment enthousiaste pour ces visites et promet d’être à l’heure au rendez-vous de seize heures à Taksim.

Traversant la Corne d’Or par le pont Galata, peuplé de pécheurs, je me plonge avec délice dans le marché aux épices et le vieil Istanbul. Je monte jusqu’à la mosquée Sulemanye, dans laquelle je ne mets pas les pieds car je me suis promis de voir avant toute autre Sainte-Sophie. En descendant de Galata, je voyais deux mosquées importantes et j’hésitais quant à laquelle était la bonne. J’essayais de me remémorer mes cours d’architecture, sur la forme de la coupole, la situation des contreforts, le nombre de minaret… Finalement, j’eu la solution en achetant un plan de la ville, aucune de mes mosquées putatives n’était la bonne, puisque Sainte-Sophie ne se voit pas de Galata. Il y a à Istanbul de nombreux chats errants, qui me paraissent souvent jeunes et minuscules. Ils doivent évidemment être bien moins nourris et moins enveloppés que nos chats de la Marquise. Visiblement, les Stambouliotes ne les aiment pas, et les pauvres chats se font chasser de partout.

Voyant l’heure avancer, je me décide à aller au rendez-vous à Taksim. Pour éviter de payer 1,5 lires, et surtout quand même pour continuer à visiter la ville, je décide de ne pas prendre le funiculaire sous terrain qui relie Karakoy à Tünel, mais d’emprunter les rues et escaliers. L’inconvénient de ces vieux quartiers, c’est la multiplication de ces rues, dont l’organisation doit bien répondre à une certaine logique, mais une logique qui m’échappe encore. A seize heures, je commençais à me dire que je ne pourrai être au rendez-vous, même en comptant sur un retard méditerranéen. C’est alors que je me suis retrouvé dans la rue de mon hôtel, du coté opposé à celui par lequel nous étions arrivés le matin. La constipation inhérente aux voyages commençant à ne plus se faire sentir, et même à se transformer de manière de plus en plus pressante, je me résolu à demander la clef de la chambre. Après mon passage sur le trône, les jambes lourdes, je me suis effondré sur mon lit et assoupi en un instant.

Le lendemain, après avoir visité Sainte-Sophie, fidèle à moi-même, j’étais aussi fidèle au rendez-vous, et je visitais avec un groupe nombreux, un autre de ces quartiers informels menacés de destruction. Pas grand-chose à dire sur cette visite ; si ce n’est qu’ils sont dans une situation bien plus difficile qu’en France. Comme ils ont construits sur des terrains qui ne leurs appartenaient pas, ils peuvent en être expulser à tout moment, même après trente ou quarante ans, quand la ville commence à trouver un intérêt économique à leurs terrains. Nous finissons la soirée dans un restaurant à Eminonü, à l’angle du Bosphore et de la Corne d’Or. Gràce à Mourad, l’urbaniste qui organise les visites et qui connaît le chef, nous avons droits aux prix turcs et non aux prix touristiques. Nous nous régalons de poulpes, calamars, moules, ces dernières accompagnées de jeux de mots subtils genre « Tu veux pas manger ma moule ? » arrosés de bières et de raki.

Malgré une forte envie de rester au lit, je parvins à me rendre au séminaire sur le droit à la ville avec moins d’une demi-heure de retard, correspondant peu ou prou aux standards locaux, en tout cas ceux pris par les participants au forum.

01 juillet, 22h, İstanbul

Me voilà finalement à Istanbul. Sur la fin du voyage, je me suis laissé guider par mon groupe de Suédois. A Sofia, nous avions dix minutes pour acheter nos billets pour Istanbul. Lorsque nous sommes arrivés au guichet, ils nous ont déclarés que le train était complet, à cause de tous ces gens qui vont au FSE. Les deux Suédois, envoyés en éclaireur et avec les bagages directement auprès du train en partance, se sont vu proposer par les chefs de wagons des places en couchettes à vingt euros par personne. Une des Suédoises (Je me rends compte que je n’ai pas encore présenté ce groupe, ça viendra.) décrète que c’est trop cher et s’enquiert des bus qui font aussi le trajet. Après quelques allers-retours dans la gare de Sofia, dont l’architecture est superbement soviétique, après avoir laissé partir le train, nous dénichons un bus, sans couchette, à vingt euros par personne. L’avantage, à part l’air conditionné, c’est que nous mettrons huit heures au lieu de treize. L’avantage surtout, c’est que j’économise une journée de voyage sur mon pass, denrée précieuse s’il en est puisque limitée à dix.

Mon groupe, dont la grosse Suédoise semble être leader informel, je les ai donc rencontrés dans le train. Ils sont montés à Budapest comme beaucoup d’autres et le chef de wagon m’avait dit que, comme moi, ils essayaient de se rendre à Istanbul sans avoir encore de billets. J’avais déjà remarqué la plus jolies des deux filles en lui expliquant le fonctionnement du verrou de la fenêtre. Hélas, parmi les quatre garçons qui complètent ce groupe, se trouve ce qui visiblement doit être son petit copain. Nous avons donc sympathisé, je leur ai expliqué que je ne savais pas comment faire pour rejoindre Istanbul, que d’ailleurs je ne savais pas où y dormir, que je devais intervenir dans le FSE au nom de Jeudi Noir mais que je ne savais pas vraiment quand. Tout ça dans un anglais approximatif qui leur fit dire immédiatement « Toi, tu es Français ! » ce que j’ai trouvé particulièrement vexant. Qu’est-ce que l’accent français a de si reconnaissable ? Je suis bien incapable de savoir d’où viennent les gens. A part les Anglais et les Américains, ceux-là je ne les comprends pas, ils parlent trop vite. Ou alors c’est le fait d’être mauvais…

Bref, après avoir diner sur place, (quelques pièces bulgares ajoutées à mes billets serbes) nous sommes montés dans le bus. Le passage de la frontière Turque semble être une procédure complexe. Après avoir passé la première cahute – bulgare – où un douanier avachi faisait signe au chauffeur du bus de passer, nous descendons du bus montrer nos passeports à quelqu’un qui en tamponne quelques-uns, chacun passant à son tour un tourniquet de métro. Nous remontons pour nous arrêter et redescendre quelques mètres plus loin vers une autre cahute. Cette fois, pas de tourniquet et le préposé garde nos passeports. Remontée dans le bus, distribution des passeports et nouvel arrêt, cette fois pour la fouille. Nous sortons donc nos bagages des soutes du bus, qui se retrouve avec un drôle d’air, même la trappe d’accès aux batteries est ouverte. Les bagages sont alignés et ouverts sur une longue table étroite à coté du bus. Comme la table est trop courte, nous sommes quelques uns à avoir nos sacs en tas à son pied. Le douanier arrive, passe sans même regarder nos sacs, plonge une main distraite dans une sacoche ouverte sur la table, sans pour autant quitter des yeux la jolie fille en face de lui. Il recommence ainsi quelques fois, puis nous remontons finalement dans le bus. Il y a bien une dernière cahute, mais elle semble inhabitée. Avec un long arrêt – mais ce dernier n’était pas obligatoire – au duty-free, le passage de la douane en pleine nuit a donc été un peu long. (J’entends déjà rire mes parents, qui à mon âge ont fait un voyage en Union Soviétique, et sans doutes beaucoup d’autres personnes confrontées régulièrement aux frontières. C’est vrai qu’à vivre dans l’Union Européenne, on ne sait pas vraiment de quoi il s’agit.

Je ne retient de la suite du voyage qu’un brouillard extrêmement dense, mais peut-être est-ce mon sommeil qui l’a accentué. Arrivé à six heures dans la gigantesque gare routière d’Istanbul, je continue à suivre les Suédois : deux d’entre eux ont réservés un hôtel à proximité de l’université où doit avoir lieu les échanges principaux du forum. Sur place, les chambres sont complètes, mais nous avons peut-être une chance d’en récupérer une dans la journée, qui doit être libérée car les dames âgées qui l’occupent ont du mal avec les lits superposés. Les quatre autres Suédois, bien qu’ils aient réservés dans un autre hôtel, préfèreraient rester à proximité de leurs amis et nous nous mettons donc en chasse d’un hôtel. Ça tombe bien, l’immeuble mitoyen en est un aussi. Le seul inconvénient, c’est que la nuit passe de neuf à trente-six euros par personne, ce qui dissuade naturellement tout le monde. D’ailleurs, nous avons à peine le temps de faire cet aller retour que, c’est décidé, la chambre nous sera libérée. Nous entassons donc tous nos bagages dans la chambre de deux, et nous profitons des toilettes et douches de l’hôtel. Ce dernier porte assez bien le nom de Chill Out Hostel. Les murs intérieurs et extérieurs en sont peints de toutes les couleurs, pourvues qu’elles soient vives. Les bleus, les rouges, les violets, les jaunes se multiplient et s’entrecroisent de la cage d’escalier aux chambres. On se croirait dans notre local pionnier, que nous avions repeint nous même à quatorze ans. La chambre des deux Suédois est assez exigües d’ailleurs, nous ne pouvons y rentrer à six : avec le lit superposé, il reste juste assez de place pour poser les sacs. Je note, avec une pensée pour l’architecte de sécurité venu visiter le squat de la place des Vosges, que la seule source électrique de la pièce est une prise multiple dont le câble passe sous le linoleum de l’escalier. Escalier en colimaçon, étroit et unique bien entendu, qui formera une magnifique cheminée en cas d’incendie.

Il n’y a qu’un seul point d’eau par étage, et il faut donc monter ou descendre selon qu’on veut prendre sa douche ou aller aux toilettes. Les deux alternent en effet, à notre étage ce sont les toilettes. Les douches faisant la même taille que ces toilettes de paliers, il est nécessaire de laisser son change à l’extérieur, dans l’escalier, pour éviter qu’il ne soit totalement détrempé. C’est en sortant de la douche, pour attraper mon pantalon, que je remarque la mignonne petite souris, morte, dans l’embrasure d’une porte. Heureusement, l’hôtel à l’air propre, il n’y a en tout cas pas traces de cafards et je me dis qu’aucun animal vivant ne m’ennuiera, à part peut-être les Suédois.